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que peut-on affirmer sur un pareil sujet ? Ces êtres existent-ils, ou n’existent-ils pas ? c’est ce que nous saurons un jour ; le plus tard possible sera le mieux.

Moi, je me borne à raconter ce que j’ai vu, estimant qu’il ne faut rien ajouter ni retrancher en pareille matière, de peur d’avoir à s’en repentir.

Je dormais donc depuis une heure environ, quand les aboiements plaintifs de Waldine et de Fox m’éveillèrent en sursaut. Je me levai sur le coude, prêtant l’oreille. La lune était magnifique, et juste en face de ma fenêtre ; le treillis, avec ses feuilles et ses grappes, se découpait sur son disque étincelant en ombres noires, ainsi que les petites vitres hexagones, et, plus loin, cinq ou six flèches de sapin en vignette.

Au sortir du sommeil, cet effet d’ombres et de lumière éblouissante me parut merveilleux ; mais les aboiements des chiens avaient quelque chose de lugubre : c’étaient des hurlements à plein gosier, lents, prolongés, partant des tons les plus bas, pour s’élever jusqu’aux notes les plus aiguës.

Je me rappelai aussitôt que Spitz, le vieux chien de ma tante Catherine, avait gémi de la sorte durant toute l’agonie de mon pauvre oncle Mathias, et ce souvenir me glaça le sang.

Bientôt les sourds mugissements des vaches, le nasillement des chèvres et les grognements des pourceaux, levant du groin les volettes de leurs réduits, se confondirent avec la plainte des chiens dans un tumulte épouvantable.

Puis le père Honeck bondit de son lit, la fenêtre au-dessous s’ouvrit brusquement, et le tic-tac sec, rapide, d’un fusil qu’on arme, frappa mon oreille. Je m’attendais à entendre un coup de feu retentir dans la nuit, et cette attente me donnait froid ; mais les chiens continuaient de hurler, les bestiaux de mugir sans interruption ; et finalement, comme je sentais le sang se retirer lentement de mes joues, la voix forte du vieux garde s’éleva, criant d’un ton rude :

« Fox, Waldine, vous tairez-vous à la fin ! »

Ce fut un soulagement pour mon cœur d’entendre cette voix ; et, le dirai-je, les craintes superstitieuses qui s’étaient emparées de mon âme se dissipèrent ; il me sembla que les influences mauvaises étaient en fuite, et je me levai plein de courage.

De la vieille galerie j’aperçus aussitôt, sous les vifs rayons de la lune, le père Honeck, son fusil à la main, debout devant le petit mur de la cour. Il était en simple pantalon, la tête haute, ses cheveux gris ébouriffés, et semblait écouter quelque chose.

Je descendis l’escalier à la hâte.

« Au nom du ciel ! père Frantz, qu’est-ce que tout cela ? m’écriai-je à voix basse.

— Hé ! fit-il sans tourner la tête et le bras étendu vers la gorge du Losser, c’est le gueux qui passe avec sa bande. Écoutez là-bas ! »

Je prêtai l’oreille ; pas un bruit autre que le grondement lointain de la rivière ne s’entendait dans la montagne. Cela m’étonna.

« Mais, père Frantz, repris-je après un instant de silence, je n’entends rien. »

Alors le vieux garde, comme au sortir d’un rêve, se retourna tout pâle, et, ses yeux gris fixés sur les miens, il dit d’un air étrange :

« C’est un loup ! Oui… c’est le vieux loup du Veierschloss avec ses louveteaux. Tous les ans, ce gueux-là vient rôder autour de la maison. Les chiens l’ont senti… ils ont eu peur ! »

Et, s’approchant des chiens, il leur passa la main sur la tête pour les calmer, disant :

« Allons, allons, Waldine, couchez-vous… la maudite bête est déjà loin… elle ne veut pas revenir. »

Les chiens tout tremblants se serraient aux jambes de leur maître ; le nasillement des chèvres et le beuglement du bétail commençaient à se calmer.

Le père Honeck, s’étant relevé, désarma son fusil, et me dit en s’efforçant de sourire :

« Je suis sûr que vous avez eu peur, monsieur Théodore ? D’entendre la nuit des chiens hurler à la mort, ça produit toujours un drôle d’effet ; mille idées vous passent par la tête. Que voulez-vous, les chiens sont comme les gens, quand ils deviennent vieux ils radotent, un pauvre loup maigre les effraye ; au lieu de tomber dessus, ils crient comme des aveugles, et se sauveraient volontiers par le trou de la grange. Enfin, enfin, les voilà tranquilles, on n’entend plus rien à l’écurie. Allons nous coucher, et tâchons de nous rendormir. »

Ce disant, le père Frantz ouvrit sa porte, et moi, tout frémissant encore, je remontai dans ma chambre.

Tout ce que je venais de voir et d’entendre ne me paraissait pas naturel : le ton du vieux garde, sa pâleur, l’expression singulière de ses yeux gris en me parlant de loups et de louveteaux, tout cela me semblait équivoque. J’étais agacé jusqu’au bout des nerfs. Était-ce le froid de la rosée, l’interruption de mon sommeil, ou toute autre cause qui m’avait mis dans cet état de surexcitation ? je n’en sais rien ; mais, pour la première fois, des idées de puissances invisibles, d’êtres surnaturels, me traversèrent l’esprit.

Bref, je me couchai et m’enveloppai de ma couverture jusqu’aux oreilles ; puis, les yeux