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LA MAISON FORESTIÈRE.

Et les pauvres gens des villages forestiers, les bûcherons, les charbonniers, — souvent sans travail et sans pain, le toit de chaume percé par la pluie, la femme et les enfants grelottant de froid, — tout hagards sur le seuil de leurs misérables baraques, voyant passer le terrible Burckar, les joues plus tirées et les yeux plus enfoncés que les leurs, se disaient entre eux :

« Un si grand seigneur, un homme si puissant, qui possède tous les biens de la terre, dont les greniers ploient sous le blé, dont les caves sont pleines d’or, comment peut-il avoir l’air si misérable ?… Ah ! si nous étions à sa place… si nous avions la centième partie de ses biens, et seulement les miettes de sa table, c’est nous qui serions heureux !… c’est nous qui bénirions le Seigneur ! »

Oui… oui… c’est facile à dire : « Nous serions heureux ! » seulement il faudrait voir le fond de l’âme des autres, avant de vouloir être à leur place. Les moineaux ont aussi froid et faim chaque hiver, ils crient d’une manière pitoyable et demandent à manger ; mais au printemps comme ils redeviennent gais, comme ils se poursuivent de branche en branche, comme ils chantent ! À quoi me sert d’avoir toujours printemps, si je ne jouis de rien ? À quoi me sert d’avoir la plus belle prairie de la montagne, si la rosée du ciel ne descend jamais dessus et si les herbes se dessèchent ? À quoi me sert d’être le plus fort, le plus puissant, le plus riche, si jamais un regard de tendresse ne vient me réchauffer le cœur, et si jamais le souvenir d’une bonne action ne me remue les entrailles ? Chacun sent bien où son bât le blesse, mais il ne porte pas le fardeau des autres… Avant de vouloir en changer, il faudrait essayer un peu. »

Le vieux garde, en cet endroit, cligna de l’œil en souriant ; il remplit nos verres.

« À votre santé, monsieur Théodore.

— À la vôtre, père Frantz.

— Vous croyez peut-être, reprit-il, que c’est le remords de ses meurtres, de ses incendies, de ses pillages qui rendait le Burckar si misérable ? Eh bien, au contraire, il regrettait de ne pas en avoir fait assez ! Ce qui le rendait si furieux contre le genre humain, ce brigand, vous allez le savoir ; et vous verrez s’il n’y a pas une providence sur la terre, vous verrez si les pauvres honnêtes n’ont pas de meilleures raisons d’être réjouis, que les gens riches et prospères en apparence, mais qu’un ver ronge intérieurement.

Vingt ans avant, du temps que Vittikâb en avait trente, il s’était marié avec une fille de la noble famille de Lichtenberg, appelée Oursoula. Le Comte-Sauvage aimait cette jeune femme, belle et plus instruite que lui des choses de notre sainte religion ; et il l’écoutait quelquefois, lorsqu’elle lui demandait de remettre une redevance à des misérables, au lieu de les faire pendre. Il agissait de la sorte dans l’espérance de voir bientôt naître d’elle un rejeton de la noble race des Burckar, lequel aurait aussi des droits sur le Lichtenberg, parce qu’Oursoula était fille unique : ces idées adoucissaient son caractère.

Mais, quand arriva l’enfant, figurez-vous sa rage de voir un véritable monstre, un être hideux, qui ne ressemblait à rien des hommes. Au lieu de se dire que cela provenait de la férocité des Burckar, qui, de père en fils, s’étaient conduits comme des loups, et de se soumettre à la justice du Seigneur, il arracha l’enfant à sa mère pour l’étrangler. Cette jeune femme, qui malgré tout aimait la pauvre créature, car vous savez, monsieur Théodore, que le cœur des mères est ainsi fait, qu’elles aiment leurs enfants en proportion de leur faiblesse, de leurs défauts et de leurs infirmités : — c’est l’Éternel qui l’a voulu dans sa pitié pour des êtres aussi faibles que les petits enfants ; il a voulu que l’amour fût aussi grand que le besoin, et nous devons le bénir à cause de sa bonté infinie, puisque cet amour de mère, il l’a tiré de lui-même. — Eh bien ! cette pauvre mère se jeta sur le bras du Comte-Sauvage en gémissant tellement, en le suppliant si fort, avec tant de larmes et des paroles si touchantes, que lui, le plus grand monstre de sa race, se sentit presque attendri ; il éprouva quelque chose en faveur de la misérable créature. Malgré cela il repoussa sa femme et se sauva dans sa caverne, à l’autre bout de la galerie. Et comme il courait derrière la balustrade, voyant tous les veneurs, tous les piqueurs et les reîters au-dessous, dans la cour, avec leurs trompes et leurs cors de chasse, qui attendaient la naissance du jeune Burckar, pour le saluer d’une fanfare de guerre, comme ses nobles ancêtres, il leur cria d’une voix terrible :

« Le Burckar est mort ! Que Goëtz arrive, et que les autres s’en aillent au diable ! »

Puis il entra dans son repaire.

Le Goëtz qu’il avait fait appeler était un vieux chasseur de cinquante ans encore robuste, et qui l’avait élevé, lui Vittikâb. C’était le plus dévoué serviteur de sa maison. Dans les derniers temps, cet homme ayant voulu tuer le sanglier acculé, en s’agenouillant, le couteau ferme au genou, et criant : Vildsaü ! selon la coutume, avait manqué la gorge, et l’animal furieux, par un coup de boutoir sous