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LA MAISON FORESTIÈRE.

la hanche, l’avait rendu boiteux pour le restant de ses jours. Il était rude de caractère et de figure, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir assez bon cœur tout de même.

Deux minutes après il entrait chez le Comte-Sauvage, qui, lui montrant le monstre étendu sur la table, s’écria :

« Tiens… regarde ça… c’est un Burckar ! »

L’autre recula, et le comte, riant comme un renard le cou pris dans un piège, dit :

« C’est le sang de tes maîtres… D’abord l’idée m’est venue de l’exterminer… mais le sang des Burckar mérite plus de considération. Ecoute, vieux, te voilà boiteux, tu ne peux plus marcher, tu montes difficilement à cheval ; eh bien ! tu vas prendre ce descendant de Virimar, tu te cacheras avec lui dans la tour des Martres, et vous vivrez ensemble. Peut-être qu’il finira par embellir avec l’âge. »

Et comme Goëtz voulait faire une observation :

« J’ai honte de mon sang, dit Vittikâb, il faut que je le cache ; je ne puis compter que sur toi. Si tu me refuses, je jetterai le monstre au lac ; mais ensuite malheur à toi si je me repens.

— C’est bon, répondit Goëtz, j’obéirai. »

Le jour même, on fit courir le bruit qu’on enterrait l’enfant. Goëtz et Vittikâb descendirent dans le caveau de Virimar le premier des Burckar, avec un petit cercueil, et suivis d’une vingtaine de reîters portant des torches. On enferma le cercueil dans le tombeau de Virimar ; puis Goëtz se retira dans la tour des Martres avec le monstre ; et Hatvine, la nourrice de Vittikâb, une vieille pillarde toute grise, qui suivait les expéditions sur une mule, pour panser les blessés et surveiller le butin, Hatvine fut chargée de porter la pâture à ces deux êtres abandonnés. Chaque matin, elle sortait de la cuisine et grimpait là-haut avec une grande casserole : elle prenait l’escalier de la galerie, et montait à la tour des Martres, la plus haute du Veierschloss.

La mère, qui nuit et jour criait, pleurait, sanglotait pour revoir son fils, finit par en mourir de chagrin ; et les femmes de Lichtenberg qui l’avaient suivie pour la servir, disparurent sans qu’on ait su ce qu’elles étaient devenues. Seulement, la sage-femme Lisbeth de Pirmasens, qui avait accouché la comtesse, fut dévorée par deux gros chiens danois, un soir qu’elle était descendue dans la cour. Ces deux chiens, qu’on ne lâchait jamais, à cause de leur férocité, que pour la grande attaque de la louve sur ses petits, ou du solitaire, cette nuit-là se promenaient par hasard ; ils dévorèrent la sage-femme, et ce fut tout.

Vittikâb, après ces événements étranges, ne se possédait plus de fureur ; il en voulait à tout le monde et surtout aux enfants. C’est alors qu’il entreprit ses grandes guerres de Trêves, de Lutzelstein, de Schirmeck, de Landau. Tout le Hundsrück, l’Alsace et les Vosges retentirent de ces événements épouvantables, et le souvenir s’en est transmis à travers quatre siècles, pour démontrer jusqu’où peut aller la cruauté des hommes sans foi, ni religion, ni honneur. Les animaux féroces, si l’on pouvait écrire ce qu’ils font, n’auraient pas d’histoire aussi terrible. Mais que voulez-vous ? Otez de notre cœur la crainte de Dieu, l’amour de nos semblables, enseignés par l’Évangile, et tous, tant que nous sommes, nous ne connaîtrons plus que nos intérêts, nos ambitions et nos haines : nous serons pires que les bêtes, ayant plus de moyens de nous nuire et de nous déchirer.

A la fin de ces guerres, qui durèrent huit ans, Vittikâb revint au Veierschloss tout pâle, au lieu d’être rouge comme autrefois, et tout sombre, au lieu d’être bon vivant avec son capitaine Jacobus, son lieutenant Kraft et sa vieille nourrice Hatvine. Il ne pouvait plus supporter que Honeck, parce qu’ils chassaient et buvaient ensemble.

Toujours il ruminait quelque chose : tantôt d’aller massacrer le monstre, tantôt d’aller le prendre malgré sa laideur, et de le proclamer Burckar, en exterminant tous ceux qui ne le trouveraient pas beau ; car de penser que les Géroldsek, las Dagsbourg, les Lutzelstein, ses proches cousins, tous sauvages comme lui, chassant, guerroyant, cherchant à se détruire les uns les autres, de penser que des parents qu’il aurait voulu voir en enfer, hériteraient un jour de ses biens, qu’ils partageraient entre eux ses forêts, ses chiens, ses chevaux et l’or entassé depuis tant de siècles par les Burckar dans les caveaux du Veierschloss, de penser que cela devait arriver tôt ou tard, des flammes rouges lui passaient devant les yeux : il frémissait des pieds à la tête, et se promenait de long en large sur ses galeries, les yeux écarquillés, sa barbe rousse ébouriffée, l’air sombre et rêveur, comme un tigre derrière les barreaux de sa cage.

« Comment sortir de là ?… comment sortir de là ?… »

Plus il y pensait, moins il en voyait le moyen. Il aurait voulu tout brûler, le Veierschloss et les bois ; mais la terre restait toujours, l’or et les décombres ; ses cousins pouvaient rebâtir. « Comment faire ! » Il se grisait pour s’ouvrir les idées, puis, à la nuit, on le voyait s’accrocher aux balustrades, de ses longues