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LA MAISON FORESTIÈRE.

ses yeux, retroussant ses lèvres pour montrer les dents, et hurlant d’une voix aussi lugubre que les vents d’hiver sur le Krapenfelz. Oui, on peut comprendre la stupéfaction des deux veneurs devant un pareil spectacle.

Quant aux chiens burckars, on peut aussi se figurer leur fureur ; car vous saurez que plus les chiens sont étonnés de voir un être affreux, plus aussi, quand ils l’attaquent, leur acharnement est terrible ; à force d’avoir peur, ils deviennent sauvages, et c’est pour cela qu’ils ne reculaient pas devant ce monstre.

C’était une bataille épouvantable, une véritable bataille de la fosse aux lions, dont parlent les saintes Écritures. Les chiens faisaient des sauts de quinze pieds, tantôt séparés, tantôt tous ensemble, par-dessus les quartiers de roc pour attraper la niche, on ne voyait que leurs gueules en l’air, pleines d’écume ; puis ils retombaient au-dessous, les reins cassés, la tête aplatie, ou traînant la patte avec des hurlements qui s’entendaient d’une demi-lieue. Quelques-uns, étendus le long du ruisseau, tournaient un peu la tête pour lapper quelques gouttes d’eau ; d’autres se sauvaient en regardant derrière eux d’un air de fureur, sans avoir le courage de revenir ; d’autres, en retard, accouraient la gueule ouverte jusqu’aux oreilles, et, sans reprendre haleine, ils entraient dans la masse pour bondir, mordre et retomber.

Le monstre, lui, poussait des hoquets comme un bûcheron à l’ouvrage ; on ne voyait que ses deux longs bras velus en l’air, sa grosse tête au-dessous, sa crinière sautant sur le dos à chaque coup, et ses jambes, déchirées et saignantes, écartées pour bien tenir l’équilibre.

Le bruit dans cette gorge étroite, les hurlements et les plaintes, formaient comme un seul mugissement qui vous rendait sourd ; et les chauves-souris, les chouettes, tous les oiseaux de nuit qui se retirent par centaines aux approches du jour dans les crevasses du Pot-de-Fer, effrayés de ce vacarme, montaient, tourbillonnaient, effarés à la grande lumière du soleil, puis replongeaient éblouis dans les ténèbres.

Honeck remarqua quelques vieux chiens qui se glissaient le long de la roche, au lieu de venir en face, surtout le vieux Tobie qui, d’habitude, prenait le sanglier à l’oreille ; il le vit trois ou quatre fois fléchir les reins comme pour bondir, puis, jugeant que la distance était encore trop grande, se rapprocher un peu plus, les yeux luisants comme deux chandelles ; il s’en réjouissait et en frémissait à la fois ; car, de voir le monstre assommer ses meilleurs chiens et de ne pas savoir si c’était un homme ou un animal, la sueur lui coulait le long des tempes, mais il n’osait souhaiter sa mort.

Or, au milieu de ce grand tumulte, la trompe de Vittikâb se fit enfin entendre ; il entrait dans l’autre tournant de la gorge, et le son prolongé de l’airain, grandissant au fond de l’abîme, couvrait déjà les autres bruits, comme le roulement du tonnerre celui des torrents, de la pluie et des vents. Bientôt même le galop de son cheval sur les cailloux s’entendit avec les mugissements de la trompe ; mais au plus fort de ce terrible hallali, et comme il frappait déjà la roche en face, un son bref et rauque traversa le précipice, et tout se tut : on n’entendit plus que les hurlements de la bataille.

Honeck et Rébock se retournèrent, et qu’est-ce qu’ils virent ? Vittikâb, au coude de la gorge, pâle comme la mort, rejeté en arrière, la bouche béante, les yeux écarquillés, se retenant des deux mains à la bride, et son cheval debout, la crinière droite, les jarrets repliés et la croupe presque contre terre. La figure du Comte-Sauvage, cette figure terrible, exprimait tellement bien l’épouvante, que les deux veneurs crurent voir une espèce de revenant, et tous deux sentirent un frisson leur passer sur le corps.

Au même instant, l’animal poussait un cri de détresse épouvantable ; on aurait dit qu’il appelait Vittikâb à son secours, mais il était trop tard : Tobie avait fini par se rapprocher assez, il venait de lui sauter à la gorge, et le monstre, roulant de sa niche, tombait au milieu des chiens ; on ne voyait déjà plus que ses grands bras se relever en tremblotant au-dessus de toutes ces gueules dévorantes ; puis ils s’affaissèrent, et l’on n’entendit plus que les grondements sourds de la curée et le claquement des mâchoires.

Alors un cri terrible, un vrai cri d’aigle qui voit dénicher ses petits, retentit dans l’abîme, et Vittikâb, sa hache d’armes levée, tomba sur cette masse de chiens, comme un lion sur une bande de loups, assommant, broyant, écrasant tout avec une fureur extraordinaire. En une seconde il fut couvert de sang et d’éclaboussures de cervelles, et se penchant tout à coup du haut de la selle, il saisit l’animal par sa crinière, et le releva comme une guenille au bout de son long bras, en criant d’une voix étranglée :

« Hâsoum ! Hâsoum ! C’est moi ! »

Mais ce n’était plus qu’un corps sans vie, pendant et saignant, la gorge ouverte, ses grandes jambes en pointe inanimées. Et quand