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LA MAISON FORESTIÈRE.

il l’eut regardé et qu’il le vit mort, Vittikâb poussant un sanglot lugubre, l’étendit devant lui en travers de la selle et partit ventre à terre.

En ce moment, Honeck et Rébock se regardèrent ; ils étaient si défaits et si pâles qu’ils se firent peu l’un à l’autre.

« Au château ! » dit Honeck en grelottant.

Ils coururent à leurs chevaux et sautèrent en selle ; puis, coupant au court, ils descendirent à toute bride la côte des bruyères vers le Veierschloss.

En atteignant la base de la montagne, ils virent déjà le comte lancé sur le sentier du lac, tenant toujours le corps en travers de sa selle, tandis que lui, courbé, le nez en griffe, les lèvres serrées et le casque pendu sur le dos, il regardait entre les oreilles de son cheval, et glissait comme le vent sur les bruyères. Loin, bien loin derrière lui, arrivaient les autres, seigneurs et nobles dames ; les longues robes et les panaches flottaient à la file ; ils avaient vu passer le Comte-Sauvage devant eux : la consternation était partout.

Justement à la même heure, le capitaine Jacobus se promenait sur l’avancée. On devait donner au retour de la chasse un grand repas de fiançailles dans la cour du Veierschloss ; de grandes tables, couvertes de nappes magnifiques et de toute l’argenterie pillée par les Burckar depuis mille ans, allaient d’un bout à l’autre. Ces fêtes ennuyaient le capitaine, il pensait que bientôt une jeune femme serait maîtresse au château et qu’elle regarderait les vieux reîters du haut de sa grandeur ; cette idée ne pouvait lui convenir, et depuis la veille il songeait à se mettre au service de Jean-Georges, comte Palatin. Il se promenait de long en large, les mains sur le dos, en rêvant à cela, lorsqu’il découvrit dans la vallée, où commençaient à s’étendre les ombres de la côte, toute cette longue file de cavaliers tournant autour du lac au milieu d’un nuage de poussière.

« Allons, se dit-il, voilà déjà la chasse qui revient ; les noces vont commencer. »

Il descendit prévenir le vachtmeister ; et l’on avait à peine eu le temps de baisser le pont, que Vittikâb entrait comme la foudre, en criant : « Goëtz ! qu’on aille chercher Goëtz ! » d’une voix tellement éclatante, qu’on aurait dit le cri de guerre des Burckar.

Toutes les galeries et les escaliers se couvrirent de reîters et de trabans, comme pour soutenir un assaut ; ils virent le comte sauter de son cheval, et déposer le corps de la bête sur la table d’honneur, au milieu des fleurs et des vases d’or et d’argent. Sa figure était si défaite qu’on le reconnaissait à peine.

Deux ou trois reîters grimpèrent aussitôt à la tour des Martres chercher Goëtz ; en même temps Honeck, Rébock, Hatto le vieux, Lazarus Schwendi, Vulfhild, Rotherick et cinquante autres s’engouffraient sous la porte. En un instant, toute la cour fut pleine de tumulte, de cris, de frémissements d’armes et de hennissements, qui se prolongeaient au loin sous toutes les voûtes du Veierschloss.

Vittikâb, devant la table, jeta son casque à côté du corps de la bête ; puis ses cheveux roux grisonnants collés sur le front, les mâchoires serrées, les yeux hors de la tête et les moustaches hérissées, il se mit à regarder les gens, qui tous penchés, à pied, à cheval, observaient le monstre, et le voyant la bouche pleine d’écume, la gorge déchirée, ses oreilles de loup et sa grosse crinière rousse remplies de sang, frissonnaient en eux-mêmes et se demandaient d’où pouvait venir un être pareil.

Le comte, pâle, ne semblait pas faire attention à ces choses ; il regardait sans voir, ses lèvres tremblaient. Mais lorsque des pas retentirent enfin sur le grand escalier, il se retourna brusquement ; et comme le vieux Goëtz,penché sur la balustrade, les yeux écarquillés à la vue de la bête, restait immobile, saisi d’horreur, il lui cria :

« Tu n’as pas fait ce que je t’avais dit, Goëtz !

— Monseigneur, je n’ai pas pu, répondit le vieillard, c’était plus fort que moi… Je l’ai lâché !… J’ai pensé que le Seigneur aurait pitié de la pauvre créature : faites de moi ce qu’il vous plaira !

— Il avait des entrailles, lui, dit alors le comte. Oui, le serviteur avait des entrailles, et le père n’en avait pas ! »

Et voyant les gens étonnés, il ajouta d’une voix rauque, en montrant la bête :

« C’est mon fils !… C’est le dernier Burckar !… Vingt ans je l’ai caché dans la tour des Martres. J’avais honte de lui. J’ai voulu le faire tuer. Je suis monté dire ça au vieux ; il m’a prié, il s’est traîné sur les genoux. J’étais sourd ! Le vieux avait plus d’entrailles que le père, il l’a lâché ! »

En disant cela, le Burckar était comme fou ; tout le monde pâlissait.

« Écoutez, reprit-il, c’était ma honte ; je pensais : « Il a des oreilles de loup ; les Burckar ne sont donc plus des hommes, ce sont des animaux féroces, il faut que je le cache ! » C’est le maître, là-haut, qui a fait ça pour me punir ! Vingt ans j’ai rêvé d’avoir des