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LE JUIF POLONAIS.

Christian. — Que voulez-vous ?… Sur les deux heures, on est venu nous prévenir que les contrebandiers du Banc de la Roche passeraient la rivière, à la nuit tombante, avec du tabac et de la poudre de chasse ; il a fallu monter à cheval.

heinreich. — Et les contrebandiers sont venus ?

Christian. — Non, les gueux ! Ils avaient reçu l’éveil ; ils ont passé ailleurs. Encore maintenant, je ne me sens plus, à force d’avoir l’onglée. (Annette verse du vin dans un verre, et le lui présente.)

annette. — Tenez, monsieur Christian, réchauffez-vous.

Christian. — Merci, mademoiselle Annette. (Il boit.) Cela me fait du bien.

walter — Il n’est pas difficile, le maréchal des logis.

catherine. — Annette, apporte la carafe ; il n’y a plus d’eau dans mon mouilloir. (Annette va chercher la carafe sur le buffet, à gauche. — À Christian.) C’est égal, Christian, vous avez encore de la chance ; écoutez quel vent dehors.

Christian. — Oui, il se levait au moment où nous avons fait la rencontre du docteur Frantz. (Il rit.) Figurez-vous que ce vieux fou revenait du Schnéeberg, avec une grosse pierre qu’il était allé déterrer dans les ruines ; le vent soufflait et l’enterrait presque dans la neige avec son traîneau.

catherine, à Annette, qui verse de l’eau dans son mouilloir. — C’est bon… merci. (Annette va remettre la carafe sur le buffet, puis elle prend sa corbeille à ouvrage, et s’assied à côté de Catherine.)

heinreich, riant. — On peut bien dire que tous ces savants sont des fous. Combien de fois n’ai-je pas vu le vieux docteur se détourner d’une et même de deux lieues, pour aller regarder des pierres toutes couvertes de mousse, et qui ne sont bonnes à rien. Est-ce qu’il ne faut pas avoir la cervelle à l’envers ?

walter. — Oui, c’est un original, il aime toutes les choses du temps passé : les vieilles coutumes et les vieilles pierres ; mais ça ne l’empêche pas d’être le meilleur médecin du pays.

Christian, bourrant sa pipe. —Sans doute, sans doute.

Catherine — Quel vent ! J’espère bien que Mathis aura le bon sens de s’arrêter quelque part. (S’adressant à Walter et à Heinrich.) Je vous disais bien de partir ; vous seriez tranquilles chez vous.

heinreich, riant. — Melle  Annette est cause de tout ; elle ne devait pas souffler la lanterne.

annette.— Oh ! vous étiez bien contents de rester.

walter — C’est égal, madame Mathis a raison ; nous aurions mieux fait de partir.

Christian. — Vous avez de rudes hivers, par ici.

walter — Oh ! pas tous les ans, maréchal des logis ; depuis quinze ans, nous n’en avons pas eu de pareil.

heinreich. — Non, depuis l’hiver du Polonais, je ne me rappelle pas avoir vu tant de neige. Mais, cette année-là, le Schnéeberg était déjà blanc les premiers jours de novembre, et le froid dura jusqu’à la fin de mars. À la débâcle, toutes les rivières étaient débordées, on ne voyait que des souris, des taupes et des mulots noyés dans les champs.

Christian. — Et c’est à cause de cela qu’on l’appelle l’hiver du Polonais ?

walter. — Non, c’est pour autre chose, une chose terrible, et que les gens du pays se rappelleront toujours. Madame Mathis s’en souvient aussi, pour sûr.

catherine — Vous pensez bien, Walter ; elle a fait assez de bruit dans le temps, cette affaire.

heinreich. — C’est là, maréchal des logis, que vous auriez pu gagner la croix.

Christian. — Mais qu’est-ce que c’est donc ? (Coup de vent dehors.)

annette. — Le vent augmente.

catherine — Oui, mon enfant, pourvu que ton père ne soit pas sur la route.

walter, à Christian — Je puis vous raconter la chose depuis le commencement jusqu’à la fin, car je l’ai vue moi-même. Tenez, il y a juste aujourd’hui quinze ans que j’étais à cette même table avec Mathis, —qui venait d’acheter son moulin depuis cinq ou six mois, — Diederich Omacht, Johann Roeber, qu’on appelait le petit sabotier, et plusieurs autres, qui dorment maintenant derrière le grand if, sur la côte. Nous irons tous là, tôt ou tard ; bienheureux ceux qui n’ont rien sur la conscience. (En ce moment Christian se baisse, prend une braise dans le creux de sa main et allume sa pipe ; puis il s’accoude au bord de la table.) Nous étions donc en train de jouer aux cartes, et dans la salle se trouvait encore beaucoup de monde, lorsque, sur le coup de dix heures, la sonnette d’un traîneau s’arrête devant la porte, et presque aussitôt un Polonais entre, un juif polonais, un homme de quarante-cinq à cinquante ans, solide, bien bâti. Je crois encore le voir entrer, avec son manteau vert, garni de fourrures, son bonnet de peau de martre, sa grosse barbe brune et ses grandes bottes rembourrées de peau de lièvre. C’était un marchand de graines. Il dit en entrant :