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LE JUIF POLONAIS.

d’or du haut en bas. (Silence.) Allons, allons, tout s’est bien passé !… Seulement, puisque tu rêves, et que Catherine bavarde comme une pie devant le médecin, tu coucheras là haut, la clef dans ta poche ; les murs t’écouteront s’ils veulent. (Il se lève) Et maintenant nous allons compter les écus du gendre, pour que le gendre nous aime, (Il rit.) pour qu’il soutienne le beau-père, si le beau-père disait des bêtises après avoir bu un coup de trop. Hé ! hé ! hé ! c’est un finaud, Christian, ce n’est pas un Kelz à moitié sourd et aveugle, qui dressait des procès-verbaux d’une aune, et rien dedans ; non, il serait bien capable de mettre le nez sur une bonne piste. La première fois que j e l’ai vu, je me suis dit : — Toi, tu seras mon gendre ; et si le Polonais fait mine de ressusciter, tu le repousseras dans l’autre monde ! (Il devient grave et s'approche du secrétaire, qu’il ouvre. Puis il s’assied, tire du fond un gros sac plein d’or, qu’il vide sur le devant, et se met à compter lentement, en rangeant les piles avec soin. Cette occupation lui donne quelque chose de solennel. De temps en temps, il s’arrête, examine une pièce, et continue après l’avoir pesée sur le bout du doigt. — Bas.) Nous disons trente mille… (comptant les piles) oui, trente mille livres… un beau denier pour Annette… Hé ! hé ! hé ! c’est gentil d’entendre grelotter ça… le gendarme sera content. (Il poursuit, puis examine une pièce avec plus d’attention que les autres.) Du vieil or… (Il se tourne vers la lumière. ) Ah ! celle-là vient encore de la ceinture… Elle nous a fait joliment de bien, la ceinture… (Rêvant.) Oui… oui… sans cela l’auberge aurait mal tourné… Il était temps… huit jours plus tard, l’huissier Ott serait venu sur son char-à-bancs… Mais nous étions en règle, nous avions les écus… soi-disant de l’héritage de l’oncle Martine… (Il remet la pièce dans une pile qu’il repasse.) La ceinture nous a tiré une vilaine épine du pied. Si Catherine avait su… Pauvre Catherine !… ( Regardant les piles. ) Trente mille livres. (Bruit de sonnette ; il écoute.) C’est la sonnette du moulin. (Appelant.) Nickel… Nickel ! (La porte s’ouvre, Nickel paraît sur le seuil, un almanach à la main.)


VI
MATHIS, NICKEL.


nickel. — Vous m’avez appelé, Monsieur le bourgmestre ?

mathis. — Il y a quelqu’un au moulin ?

nickel. —Non, monsieur, tout notre monde est à la messe. La roue est arrêtée.

mathis. — J’ai entendu la sonnette. Tu étais dans la grande salle ?

nickel. —Oui, monsieur, je n’ai rien entendu.

mathis. — C’est étonnant… je croyais… (Il se met le petit doigt dans l’oreille. — À part.) Mes bourdonnements me reprennent. (À Nickel.) Qu’est-ce que tu faisais donc là ?

nickel. — Je lisais le Messager boiteux.

mathis. — Des histoires de revenants, bien sûr ?

nickel. — Non, monsieur le bourgmestre, une drôle d’histoire : Des gens d’un petit village de la Suisse, des voleurs qu’on a découverts au bout de vingt-trois ans, à cause d’une vieille lame de couteau qui se trouvait chez un forgeron, dans un tas de ferraille. Tous ont été pris ensemble, comme une nichée de loups, la mère, les deux fils et le grand-père. On les a pendus l’un à côté de l’autre. Regardez… (Il présente l’almanach.)

mathis, brusquement. — C’est bon… c’est bon !… Tu ferais mieux de lire ta messe… (Nickel sort.)


VII
MATHIS seul, puis CHRISTIAN.


mathis, haussant les épaules. — Des gens qu’on pend après vingt-trois ans à cause d’une vieille lame de couteau ? Imbéciles, il fallait faire comme moi, ne pas laisser de preuves. (Il poursuit ses comptes.) Je disais trente mille livres… oui… c’est bien ça… une… deux… trois… (Ses paroles finissent par s’éteindre. Il prend les piles d’or et les laisse tomber dans le sac, qu’il ficelle avec soin.) Ont-ils de la chance ! Ce n’est pas à moi qu’on a fait des cadeaux pareils ; il a fallu tout gagner, liard par liard. Enfin… enfin… les uns naissent avec un bon numéro, les autres sont forcés de se faire une position. (Il se lève.) Voilà tout en règle. (On toque à la vitre, il regarde. — Bas.) Christian ! (Élevant la voix.) Entrez, Christian, entrez ! (Il se dirige vers la porte, Christian parait.)

Christian, lui serrant la main. — Eh bien, monsieur Mathis, vous allez mieux ?

mathis. — Oui, ça ne va pas mal. Tenez, Christian, je viens de compter la dot d’Annette… de beaux louis sonnants… du bel or ! Ça fait toujours plaisir à voir, même quand on doit le donner. Ça vous rappelle des souvenirs de travail, de bonne conduite, de bonnes veines ; on voit pour ainsi dire défiler devant ses yeux toute sa jeunesse, et l’on pense que