Page:Eugène Le Roy - Jacquou le Croquant.djvu/33

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ma mère, en ayant fini avec le cochon, découvrit la tourtière où cuisait un ragoût de pommes de terre pour notre souper. Après l’avoir goûté, elle y ajouta quelques grains de sel, et mit sur la table trois assiettes et trois cuillers de fer rouillées quelque peu. De gobelets elle n’en mit que deux, pour la bonne raison que nous n’en avions pas davantage : moi, je buvais dans le sien. Après cela, elle alla tirer à boire dans le petit cellier attenant à la maison, et, étant rentrée, mit la tourtière sur la table. De ce temps, mon père, revenu de la grange où il avait été soigner les bœufs, avait tiré de la maie une grande tourte plate de pain de méteil, seigle et orge, avec des pommes de terre râpées, et, après avoir fait une croix sur la sole avec la pointe de son couteau, se mit à l’entamer. Mais c’était tout un travail : cette tourte était la dernière de la fournée faite il y avait près d’un mois, de manière qu’elle était dure en diable, un peu gelée peut-être, et criait fort sous le couteau, que mon père avait grand’peine à faire entrer. Enfin, à force, il en vint à bout ; mais, en séparant le chanteau, il vit qu’il y avait dans la mie, par places, des moisissures toutes vertes.

— C’est bien trop de malheur ! fit-il.

On dit : « blé d’un an, farine d’un mois, pain d’un jour » ; mais ce dicton n’était pas à notre usage. Nous attendions toujours la moisson avec impatience, heureux lorsque nous pouvions aller jusque-là sans emprunter quelques mesures de