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Page:Eugène Le Roy - Le Moulin du Frau.djvu/178

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n’était pas les vraies. Le bonhomme se travaillait pour tâcher de profiter de la bonne aubaine de sa fille.

Ce n’est pas qu’il fût foncièrement mauvais, à faire du mal par plaisir, mais il était méfiant, dur comme le fer, et avare.

Ces défauts se rencontraient assez souvent chez nos anciens qui ont tant souffert, et qui ont si péniblement amassé sou par sou, le peu qui nous a faits indépendants. Durant des siècles, la misère du paysan l’a rendu insensible aux misères d’autrui ; on ne songe guère à plaindre celui qui n’est ni plus ni moins malheureux que soi. Il était obligé de cacher le peu qu’il possédait, pour le soustraire aux brigandages de ses maîtres, et, pour l’augmenter, il lui fallait s’ôter le morceau de pain de la bouche, comme on dit. Et puis il a été si souvent et si méchantement trompé, que la méfiance est devenue chez lui une seconde nature. En vérité, quand on songe que depuis deux siècles et demi, le paysan attend en vain la réalisation de la grandissime gasconnade d’Henri IV, la poule au pot, on peut lui pardonner d’être méfiant. Ces défauts, nés de notre antique misère, passés dans le sang, et accrus de père en fils, deviennent quelquefois choquants chez ceux qui ne sont pas trop bons naturellement, comme le vieux Jardon. Mais, chez la plupart de nous, ils font, maintenant que nous avons un peu surmonté les difficultés, des hommes sobres, durs à la peine, économes, et prudents d’ordinaire, quoique nous laissant piper quelquefois, surtout pour la politique.

Après avoir dit ses mauvaises raisons, Jardon fut bien obligé de laisser entrevoir les véritables. Il commença à se lamenter : Voilà, sa femme avait pris cette petite à l’hospice après la mort de son dernier enfant, elle l’avait nourrie, élevée et soignée comme si c’eût été sa fille ; et de fait lui et sa femme l’ai-