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Page:Eugène Le Roy - Le Moulin du Frau.djvu/430

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levait, car il ne pouvait guère s’aider, surtout d’un bras. Il ne mangeait pour ainsi dire plus, de manière qu’il allait s’affaiblissant toujours davantage. Il le connaissait bien, car sa tête était toujours bonne, et il disait qu’il n’irait pas loin.

Il avait demandé qu’on le mît dans la grande chambre, parce que c’était la plus plaisante, et que de son lit il voyait la plaine des bords de la rivière et le moulin. Lorsqu’il ne put plus se lever du tout, il y avait toujours quelqu’un avec lui, ma femme principalement, ou Victoire, et leur compagnie lui faisait plaisir. Dans les derniers temps, il dormait beaucoup dans la journée, et ça nous annonçait sa fin, vu le proverbe : Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, sont près de la mort.

Un matin, avant jour, il dit à ma femme qui l’avait veillé la nuit avec la grande Mïette, chacune la moitié : — Ma pauvre Nancy, je crois que je ne passerai pas la journée… Avant de m’en aller, je voudrais vous voir tous à table… là, près de moi. Envoie quérir Nancette, qu’elle vienne avec ses droles… et puis François aussi.

On fit comme il l’avait dit. À une heure, François étant arrivé, on se mit à table pour dîner. Le petit bout était contre son lit avec son assiette et son verre ; lui était accoté sur des coussins. Fournier était venu avec sa femme et les petits, et quand il s’approcha du lit, mon oncle lui dit en plaisantant, mais bien bas : — Salut, Monsieur le maire ! je vais vous donner de la besogne. Et comme il vit que ma femme et Nancette s’essuyaient les yeux, il leur dit : — Mes enfants, ne vous faites pas de peine… j’ai fait mon temps… je m’en vais dans ma quatre-vingt-quatrième année… vous laissant heureux… je ne suis pas à plaindre.

Il ne voulut pas qu’il fût dit qu’il n’eût pas mangé avec nous autres une dernière fois. Bernard avait tué