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avec un amer regret ton fils chéri ? Et alors, ou tu m’abandonneras pour plaire à ton épouse, ou, si tu as des égards pour moi, tu jetteras le trouble dans ta maison. Que de meurtres, que d’empoisonnements les femmes n’ont-elles pas préparés contre leurs maris ! D’ailleurs, mon père, je ne pourrais sans pitié voir ton épouse vieillir privée d’enfants. Issue d’un sang illustre, elle ne mérite pas un pareil abandon. En vain tu me vantes les charmes de la royauté ; le dehors en peut plaire, mais au fond du palais on trouve la tristesse. Et comment vivre heureux au sein de la défiance et dans de perpétuelles alarmes ? J’aime mieux vivre au sein d’un bonheur obscur, que d’être roi pour m’entourer d’amis méprisables et pour haïr les gens de bien dans la crainte de mourir. Mais, diras-tu, l’or triomphe de ces ennuis ; il est doux de vivre dans l’opulence. Non, je ne puis me résigner aux malédictions ni conserver ma fortune au prix des soucis rongeurs. Je préfère une vie médiocre et exempte de peines. Et vois, mon père, quels sont les biens dont je jouis ici : d’abord le loisir, si cher à tous les hommes, et peu d’embarras ; nul méchant ne vient me troubler. Je n’ai point ce déboire intolérable de céder le pas à des êtres pervers. En adressant des prières aux dieux, ou en m’entretenant avec les mortels, je sers les heureux et non ceux qui gémissent. Quand les uns se retirent, d’autres étrangers les remplacent ; la nouveauté me rend toujours agréable à des hôtes nouveaux ; et ce qui doit faire l’objet des vœux de tous les mortels, la loi, d’accord avec la nature, me conserve juste en présence du dieu. En faisant cette comparaison, ma destinée en ces lieux me paraît préférable à celle que tu m’offres à Athènes. Permets-moi, mon père, de vivre pour moi-même : le bonheur est égal, soit qu’on le trouve dans une haute fortune ou dans une humble condition.