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LA VIE ET LA MORT DES FÉES

douce, beaucoup plus civilisée, beaucoup plus facile à conquérir que celle de Tennyson. Le prince Lutin est un charmant cavalier, et l’Homme invisible est grossier et brutal. C’est que, malgré la petite veine de cruauté dont nous parlions tout à l’heure, malgré les aventures personnelles de l’auteur, la douceur de la vieille France a pénétré dans ces jolis contes, et Mme d’Aulnoy nous révèle un trait digne de l’incomparable Mme de La Fayette quand elle fait écrire par Lutin sous le portrait de la bien-aimée : « Elle est mieux dans mon cœur. »

Il y a aussi l’étoffe d’un gracieux roman ou d’une amusante comédie dans le Chevalier Fortuné. La preuve en est que, pour le fond de l’histoire, la conteuse s’est rencontrée avec Shakespeare dont je doute fort qu’elle ait lu la Douzième Nuit. Dans la France du dix-septième siècle, on ne lisait guère Shakespeare. Voyez les lectures de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné dirigées par Ménage ; vous y trouverez des auteurs latins, italiens, espagnols. Les belles dames s’exercent dans ces trois littératures et dans ces trois langues, mais qui donc, avant Voltaire, s’aviserait d’aller chercher Shakespeare dans son île ? Belle-Belle, comme la Viola de Shakespeare, s’habille en homme. Elle prend le nom de Chevalier Fortuné. Toujours comme Viola, sous le déguisement, elle plaît à une femme, et devient elle-même, en secret, amoureuse d’un roi. Il ne faut pas demander à Mme d’Aulnoy une scène analogue à celle où Viola, questionnée par le roi, lui raconte délicieusement toute la tendresse et toute la tristesse de son pur amour, sans lui avouer toutefois qu’il en est l’objet. Certaines notes n’appartiennent qu’à Shakespeare. Mais le Chevalier Fortuné ne manque