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FIERTÉ DE RACE

crois sincèrement et profondément que cette jeune fille t’apportera ce bonheur que je souhaite pour toi, qu’elle soit tienne, je ne m’y opposerai pas. Mais je te dirai toujours : réfléchis ! Voilà tout.

D’un geste brusque il rejeta sa serviette sur la table, se leva, prit le bras de Mme Hartley et l’emmena, disant :

— C’est malheureux, ma chère, que cette jeune fille ne soit pas de notre race, n’est-ce pas ?

Mme Hartley soupira et répondit :

— Qui sait, James, si notre enfant n’arrivera pas à en faire ce que vous aimeriez la voir ?

— J’en doute bien fort, ma chère amie ; car ces jeunes canadiennes sont tellement fières de leur race !…

Ils sortirent de la salle à manger suivis du jeune M. Hartley dont les lèvres, à cet instant, souriaient avec triomphe.

Il se disait tout frémissant :

— Enfin, Lucienne est à moi !…


VI

La veillée des adieux.


M. Hartley, sa femme et son fils avaient pénétré dans le « living-room », pièce spacieuse, décorée avec un goût un peu sévère, éclairée par huit candélabres électriques et un lustre en bronze suspendu au centre de la pièce. Deux cheminées chauffées au gaz y répandaient une bonne chaleur.

Après avoir choisi un journal sur un guéridon, M. Hartley s’était allongé sur un sofa placé devant l’un des foyers, puis avait allumé un cigare.

Le jeune homme s’était jeté dans un fauteuil, au milieu du living-room, et il fumait lentement une cigarette avec un sourire aux lèvres.

Mme Hartley allait ça et là, déplaçant un divan, dérangeant un fauteuil, arrangeant des coussins, comme si elle se fût préparée à recevoir.

En effet, au moment où une horloge sonnait huit heures, un domestique vêtu de noir, raide et compassé, parut annonçant Mme Foisy et Mlle Gabrielle.

— Où sont ces dames ? demanda Mme Hartley.

— Dans le Hall, madame.

— Je vais à leur rencontre.

Le serviteur, en domestique stylé, s’inclina devant la maîtresse de la maison et sortit sur ses pas.

Le jeune M. Hartley se leva et se dirigea vers un fumoir voisin.

— Pourquoi t’en vas-tu, James ? demanda M. Hartley en levant les yeux de son journal.

— Mon Dieu ! parce que cette madame Foisy m’ennuie à m’assommer.

— Mais la fille ? sourit M. Hartley.

— Gabrielle ? fit le jeune homme avec un hochement de tête dédaigneux, elle m’éreinte avec ses balivernes et ses niaiseries.

M. Hartley toussa, fuma et reprit la lecture de son journal.

Le jeune M. Hartley traversa le living-room, pénétra dans le fumoir et ferma la porte sur lui.

L’instant d’après, Mme Hartley revenait suivie de Mme Foisy et de Mlle Gabrielle.

Mlle Gabrielle était une grande fille ni jolie ni laide, un peu maigre, avec un visage au teint mat et des traits réguliers, avec des cheveux châtains. Elle avait de très beaux yeux, noirs, grands, pleins de rires et abrités sous de long cils qui en voilaient un peu l’éclat. Son rire était éclatant, son sourire sur des lèvres fraîches était dédaigneux comme celui de sa mère. Son maintien était très relâché et sa démarche très nonchalante. Assise, elle était très agitée : en dix minutes elle prenait dix postures différentes. Elle croisait facilement une jambe sur l’autre en quelque société qu’elle se trouvât. On aurait pu l’appeler avec justesse « Mademoiselle Sans-gêne ». Sa tête était une véritable girouette, marchant sans cesse, tournant de droite à gauche, de gauche à droite, reluquant ceci, reluquant cela, dévisageant, détaillant, toisant… Puis elle s’étirait, bâillait, souriait, bavardait, disait les plus grosses balourdises, en riait aux éclats, prenait un air grave ou boudeur, rougissait ou pâlissait pour un peu ou pour un rien… Si bien qu’il était impossible de démêler le moindre des sentiments qui s’agitaient dans l’esprit de cette fille. Pour tout dire, c’était un froufrou continuel et insaisissable. Sa mère l’adorait… cela se comprend. Et commit-elle une gaucherie, cette Gabrielle, ou fit-elle une grosse étourderie, Mme Foisy souriait avec ravissement. Parfois, elle reprenait bien sa fille avec un air très sévère ; mais cela voulait dire le plus souvent pour Gabrielle :

« Continue, chérie, tu es un charme » !

Et Gabrielle continuait tant et si bien qu’elle eût fait rougir l’excellente Duchesse de Dantzig. Ensuite, Gabrielle ne parlait qu’anglais, même dans les réunions exclusivement françaises. C’est la manie que possèdent bien d’autres de nos compatriotes, manie acquise par une admiration inexplicable de la langue anglaise, une admiration à ce point excessive que ceux qui sont atteints, comme cette Gabrielle, de cette maladie, en arrivent à oublier où à mépriser leur langue maternelle. Aussi, se rendent-ils eux-mêmes méprisables aux yeux des gens sensés, comme les Hartley, qui, tout en parlant correctement la langue française, n’avaient jamais songé à abandonner la langue de leurs ancêtres. Car ces Hartley savaient que tout homme qui abandonne sa langue, renie sa patrie, et tout homme qui renie sa patrie… Mais passons !

Donc, ce soir-là, en pénétrant dans le living-room, la première parole de Gabrielle, avant même de saluer M. Hartley qui s’avançait avec une courtoisie parfaite, fut cette question faite avec le sans-gêne naturel de cette fille :

— Comment, James n’est-pas là ?

— Il est au fumoir, je crois, répondit M. Hartley en offrant sa main à la jeune fille.

— Au fumoir ?… Bon. Comment ça va ? Et elle secouait la main de M. Hartley avec un grand rire.

Puis, sitôt dit, elle faisait volte-face, se dirigeait vers le fumoir, ouvrait brusquement