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FIERTÉ DE RACE

Québec, 20 octobre.

« Mademoiselle ».


« Je viens déposer devant vous mes humbles et respectueux hommages, après l’adieu, peut-être irrévocable, que vous avez prononcé trois ans passés. J’ai bien compris que j’avais blessé la fierté de vos sentiments par une déclaration irréfléchie et presque brutale de ma part. Aussi, ai-je voulu ce même soir vous demander pardon, mais vous ne n’en avez pas donné l’opportunité, vous êtes partie ! Aujourd’hui, après trois années de silence et d’éloignement, je viens exprès vous demander ce pardon. Vous êtes bonne et généreuse, mademoiselle, et je suis certain que vous ne m’avez pas gardé rancune à cause de l’expression d’un sentiment aussi sincère qu’était le mien à cette époque, sentiment qui demeure le même toujours. »

Cela était signé « James Hartley, Jr. »

Lucienne après la lecture de cette lettre, demeura très pensive ; puis elle renvoya sa jolie tête sur le dossier de sa chaise, ferma les yeux et demeura tout absorbée par les visions de son esprit.

Un quart d’heure se passa ainsi, lorsque l’oreille distraite de la jeune fille saisit le bruit vague d’un pas étouffé. Elle releva la tête et prêta l’oreille. Le pas s’était arrêté, et dans le solennel silence qui suivit, Lucienne crut percevoir derrière la porte de sa chambre comme une respiration contenue. Ensuite elle entendit comme une sorte de grattement dans la porte.

La jeune fille ne parut pas avoir peur. Elle se leva et marcha vers la porte pour demander d’une voix basse :

— Qui est là ?

— C’est moi, petite, prononça la voix de M. Renaud. Tu ne descends pas un instant me jouer un petit air ?

— Je le veux bien, répondit Lucienne souriante. Est-ce tout de suite ?

— Oh ! ne te presse pas… si tu as quelque chose à faire…

— Presque rien, mon oncle… je descendrai tout à l’heure.

— Bon, bon, ne te presse pas. À tantôt, petite !

— Oui, mon oncle.

La jeune fille revint à sa table, déposa la lettre de Hartley, et laissa un instant ses regards mélancoliques flotter sur l’autre lettre. Tout à coup son sein se souleva avec effort et d’une main tremblante Lucienne prit la lettre. Puis, debout, inclinée vers la lampe, elle se mit à lire. Son sein s’apaisa peu à peu, une candide rougeur empourpra son visage, ses lèvres s’ouvrirent dans un sourire angélique.

Cette lettre était vieille de plus d’une année, et datée à Québec le 6 juin 19…

Elle disait :

« Chère Lucienne ».

« Je comprends bien maintenant que vous ne m’aimez pas. Mais je ne peux m’expliquer pourquoi vous m’avez laissé à toutes mes espérances. Si vous avez surpris mes rêves d’avenir, vous n’avez aucunement cherché à m’en faire voir ou sentir la vaine illusion. De mes espoirs que vous avez devinés, vous n’en avez détruit aucun, et vous avez paru me laisser vivre dans la certitude que je fondais sur l’avenir. Ah ! quel désenchantement aujourd’hui !… si vous saviez ! Quelle chute vertigineuse ! le jour où, voulant faire part de mes sentiments secrets à votre tante, vous vous êtes opposée ! Pourquoi, Lucienne, m’avez-vous défendu de parler à votre tante ? Pourquoi avez-vous exigé de laisser dans le secret et le mystère nos courtes… trop courtes entrevues ?… de nos sublimes entretiens dans l’ombre suave des soirs de mai, après les Mois de Marie ?… Et pourquoi, lorsque je vous parlais d’amour, me laissiez-vous dire, si vous ne deviez pas m’aimer ? Ne saviez-vous pas que j’en pourrais souffrir atrocement ? Et si vous le saviez, avez-vous été cruelle à dessein ?… Que dois-je penser, Lucienne ?… Et que faites-vous maintenant ? Que pensez-vous ?… Au moins, dites-moi un mot… un tout petit mot… quand ce mot serait un arrêt de mort ! Si je souffre davantage, du moins je souffrirai moins longtemps ! Vous voyez dans quelle effroyable incertitude je vis ! Je me débats dans un gouffre d’espoirs qui meurent et d’espoirs qui naissent ! Si vous saviez rien qu’un peu de tous ces tourments que j’endure ! À la fin c’est une agonie, effroyablement lente, dans laquelle croule instant par instant tout ce qui est mon être, mon esprit, mon âme ! Si ce n’est pas de l’amour que vous avez eu pour moi naguère, qu’aujourd’hui, du moins, ce soit de la pitié en mettant fin à ma souffrance ! »

« Georges ».


Sous les cils blonds de Lucienne une grosse larme, longtemps retenue, s’échappa et roula sur la lettre.

La jeune fille éleva la lettre à ses lèvres et but avec ivresse cette goutte de rosée.

— Oh ! Georges murmura-t-elle… je t’aime et je ne peux pas te le dire ! Je voudrais être à toi, et de toi on veut m’éloigner ! Ah ! tes tourments… je les devine, je les comprends et je les unis à mes propres tourments ! Il ne nous reste plus qu’une espérance… c’est l’espérance en Dieu !

Incapable de se contenir plus longtemps, Lucienne se laissa choir dans sa chaise et pleura silencieusement.


VIII

Georges.


Au moment même où Lucienne relisait cette lettre signée du seul prénom « Georges », un jeune homme, bien mis et de bonne mine, passait devant la maison de M. Renaud. Il ralentit le pas et leva ses yeux vers une fenêtre qui, à traders ses rideaux légèrement écartés, laissait passer un mince filet de lumière blanche. Il s’arrêta l’espace d’une minute, les regards attachés au rayon de lumière, comme s’il avait espéré entrevoir