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FIERTÉ DE RACE

sance avec votre nièce. Au revoir…

Et les deux dames, malgré les prières de Mme Renaud, sortirent du salon, gagnèrent le vestibule et la porte de sortie.

Dans cette porte elles croisèrent un garçon du télégraphe…

Et Mme Renaud allait apprendre que la nièce attendue ce jour-là n’arriverait que le lendemain.


II.

Lucienne


Neuf heures du soir.

Dans le salon de Mme Renaud, éclairé par un lustre électrique, trois personnages font triangle.

Ce triangle a pour base un fauteuil et une berceuse. Dans le fauteuil un homme sommeille, un journal étendu sur les genoux. Gros, gras, rubicond, sans barbe et chauve, M. Prosper Renaud est dans l’un de ses meilleurs moments. Car, disons-le de suite, M. Renaud est l’homme de sa femme, et son tempérament pâteux est pétri des quatre volontés de Mme Renaud.

Dans la berceuse, Mme Renaud, grosse grasse, dodue, dans un négligé d’intérieur de soie mauve, son front plissé, son œil bleu plissé, sa bouche plissée, la bonne femme observe en dessous le personnage placé au sommet du triangle.

Ce personnage est une jeune fille. Assise à une petite table, elle penche son front blanc et pur sur un album qu’elle parcourt avec intérêt.

À cette jeune fille on donnerait seize ans au plus.

Elle est grande, frêle et mignonne. D’épais cheveux blonds, dont la riche tonalité s’amplifie sous l’éclat des feux du lustre, donnent au visage, qu’ils ceignent comme d’un diadème, un air de candeur comme en ont les vierges des missels.

Les yeux sont d’un bleu pur et profond, doux et intelligents. Le nez est mince et droit, les ailes en sont légèrement écartées et frémissent délicieusement au mouvement des lèvres. Ces lèvres, humides et rouges, dessinent une très jolie bouche sur laquelle se joue un sourire d’enfant mutin. Car ces lèvres n’ont pas encore connu le fiel de la souffrance.

La robe, faite de velours vert, est simple. Elle est l’œuvre d’une couturière de campagne peu experte dans la coupe, et moins encore dans le style couvent bizarre qu’exercent avec tant d’ingénieuse habileté les couturières du siècle. Toutefois, ce vêtement habille bien la jeune fille, et ne lui donne aucun de ces airs de marionnettes ou de mannequins dont aiment tant se parer les coquettes de nos villes.

Bref, « un beau brin de fille » ! comme diraient nos bons vieux du temps.

Oui, elle est jolie, ravissante, délicieuse dans sa simplicité, cette jeune fille.

Aussi, la tante semble-t-elle très satisfaite de l’examen qu’elle vient de faire de sa nièce.

Et, à l’instant où celle-ci lève de l’album ses beaux yeux comme pour les reposer un moment, Mme Renaud rompt le silence.

— Cet album paraît t’amuser beaucoup, ma chère Lucienne ?

— C’est vrai, ma tante, il m’intéresse et m’amuse, sourit la jeune fille.

— Tant mieux ; cela prouve que tu ne t’ennuies pas ici.

— M’ennuyer ! Je n’y songe pas même depuis les trois jours que j’habite avec vous. Et ses doigts effilés, qui terminent une main de patricienne, tournent un feuillet de l’album.

Mme Renaud ne réplique pas. Seul, un sourire satisfait se dessine sur ses lèvres un peu grosses. Elle continue d’étudier, sinon d’admirer, la fine silhouette de sa nièce.

Tout demeure silencieux. On n’entend que la rude respiration de M. Renaud dont le sommeil semble s’alourdir, et, de temps à autre, le froissement léger d’une page de l’album tournée par les doigts de fée de Lucienne.

Au bout d’un moment, Mme Renaud quitte sa berceuse, disant :

— Tandis que j’y pense, Lucienne, je vais m’enquérir par téléphone si la couturière achève ta robe.

— Oh ! ma tante, pourquoi vous donner cette peine ! protesta la jeune fille avec un sourire.

— Mais non, répliqua vivement Mme Renaud. ce n’est ni peine ni trouble… un simple coup de téléphone.

— Je veux dire, ma tante, que vous faites trop de dépenses pour moi. Je suis bien ainsi, il me semble. D’un geste simple et charmant elle indiquait le corsage de sa robe de velours.

C’est vrai : elle était ravissante ainsi !

Mais la tante ébaucha un petit sourire de dédain.

— Oui, dit-elle, tu es bien ainsi ; pourtant, moi je veux que tu sois mieux. Allons, chérie, laisse-moi faire, et fie-toi à ta tante.

Avec un petit coup d’œil protecteur à sa nièce, Mme Renaud sortit du salon.

Peu après la sonnerie du téléphone vibra. Cinq minutes s’écoulèrent. La tante reparut.

— Ma chère Lucienne, dit la tante avec un air rayonnant, tu auras ta robe demain soir au plus tard. Dans la matinée la couturière viendra en faire l’essayage.

— Que vous êtes bonne, ma tante ! dit Lucienne avec un sourire reconnaissant.

— Je veux que tu m’aimes, voilà tout.

— Oh !… je vous aime beaucoup, allez.

— C’est bien que tu ne sois pas ingrate, comme tant de ces filles qui ne savent pas apprécier ce qu’on fait pour elles. Donc, demain soir tu auras ta robe neuve, et nous ferons une courte visite à ma bonne amie. Mme Hartley.

Mme Hartley ? interrogea Lucienne qui entendait ce nom pour la première fois.

Mme Hartley, oui, ma chérie, une femme très distinguée et du meilleur monde. Elle est très riche aussi. M. Hartley est un gros négociant de Québec et un homme d’affaire d’une grande habileté. Ce sont des gens d’un caractère irréprochable, ils sont doués de manières affables et courtoises, la société