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JEAN DE BRÉBEUF

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nais aussi bien que l’Araignée, et je te sais trop brave pour combattre avec avantage le jeune chef Agnier, si vraiment il est ce qu’en dit notre ami Jean. L’astuce qu’il possède te manque à toi, mon pauvre ami. Toi, tu marches droit à l’ennemi, droit au danger, et c’est pourquoi, tout à l’heure, contre dix arcs bandés et contre dix flèches mortelles tu allais bien tranquillement prendre et épauler ton fusil !

— Dame, oui ! grommela Gaspard. J’aurais toujours eu le plaisir de leur mettre une balle dans le ventre à ces gueux-là.

— Pour en recevoir deux flèches dans tes yeux ? Mauvais marché, Gaspard, tu te serais triché toi-même !

Le missionnaire riait doucement. Souvent il aimait à taquiner son compagnon de voyage dont il aimait l’humeur bourrue et les vives réparties. Il reporta son regard sur l’indien et reprit :

— Et toi, Jean, dis-moi donc ce qui t’inquiète au juste, car tu me parais bien soucieux ! Est-ce seulement parce que tu flaires la présence de l’Araignée dans ces parages ?

— Père, voilà dix jours que nous avons quitté notre bourgade ; qui nous assure que l’Araignée n’a pas profité de notre absence pour accomplir un mauvais coup ?

— Contre Marie ?

— Oui. Oh ! je sais bien qu’il ne la tuera pas, il n’osera pas la tuer tant qu’il aura l’espoir de l’emmener captive dans sa tribu. Mais s’il avait réussi à l’enlever pendant notre absence ? Depuis qu’avec ses guerriers il a détruit et saccagé la bourgade Saint-Joseph l’an dernier, je me méfie, et je suis toujours inquiet loin de notre bourgade.

— Sois tranquille, mon enfant, j’ai recommandé au Père Lalemant de veiller sur Marie. Et puis, notre voyage s’achève ; demain, à pareille heure, nous serons revenus à notre village Saint-Louis.

Ces paroles parurent réconforter le jeune indien.

C’était un enfant de la tribu des Hurons et son futur chef. Il était âgé de vingt ans. Grand, mince, vigoureux, il était d’une agilité remarquable à la course dans les bois. Depuis trois ans il était considéré comme le meilleur chasseur, non seulement de la tribu des Hurons, mais encore de toutes les autres tribus du pays ; jamais il ne revenait de la chasse les mains vides. Il était doué d’un flair surprenant. Quand la viande manquait à son village et lorsque les autres chasseurs revenaient sans gibier d’une tournée, il décrochait son arc, jetait le carquois sur son épaule et s’élançait dans la forêt, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit. Et quatre heures ne s’étaient pas écoulées, qu’il rentrait au village portant fièrement sur ses épaules robustes un quartier tout saignant de cerf.

Sans être beau, son physique était assez agréable. Sa figure était longue et mince, cuivrée, c’est vrai, mais splendidement éclairée et animée par deux yeux noirs, brillants et intelligents. Son front haut et large annonçait la fierté de sa race. Les pommettes de son visage n’étaient pas aussi saillantes que celles de ses congénères. Ses lèvres étaient minces, mais presque toujours serrées contre de belles dents humides et blanches. Ces dents, on les voyait rarement, parce que cet enfant de la forêt ne savait pas sourire. Les traits de son visage demeuraient le plus souvent rigides, et toute sa physionomie, chose curieuse à cet âge, était empreinte d’une solennelle gravité qui impressionnait. Sa peau n’était pas tatouée, et il ne portait aucun de ces ornements naïfs et grotesques dont aimaient à se parer les sauvages. Mais comme eux il gardait ses cheveux longs qu’il avait très beaux.

Le missionnaire avait remarqué ce jeune homme douze ans passés, alors qu’il était aux premiers moments de son apostolat parmi les Hurons. Chez l’enfant de huit ans il avait trouvé une physionomie immobile et grave qui l’avait surpris, une physionomie qu’on aurait dit sculptée dans un morceau de bronze. L’ayant interrogé, il avait découvert par ses réponses une grande intelligence. De suite il avait résolu de cultiver particulièrement cette jeune intelligence qui ne semblait se montrer nullement rebelle, à l’encontre de tant d’autres, à ses enseignements, et il avait eu l’espoir que plus tard ce jeune néophyte pourrait lui être utile au cours de son apostolat. Il l’avait donc instruit, puis l’avait baptisé du nom de Jean. Doué d’une grande mémoire, le jeune indien avait rapidement appris, si bien qu’à l’âge de quinze ans, il connaissait la vie des Saints, savait par cœur le Nouveau Testament et une partie de l’Ancien, connaissait la vie des rois de France, les premiers éléments de l’arith-