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JEAN DE BRÉBEUF

ser. Puis, soudain, il s’élança vers une plateforme placée près de la porte de la palissade, enjamba celle-ci et sauta de l’autre côté. Stupéfaite puis emportée, la foule courut aux parapets. Jean de Brébeuf, suivi de Gaspard et de Marie, y fut bientôt rendu. Et tous les yeux, étonnés, purent voir le jeune indien traversant les abatis d’une course agile. En moins de trois minutes il avait atteint les premiers arbres de la forêt. Le jeune homme s’arrêta au pied d’un magnifique cèdre, tira son couteau de chasse et en cloua au tronc de l’arbre géant le carré d’écorce de bouleau. Alors seulement son visage retrouva son calme et son impassibilité, et tranquillement il rentra dans la bourgade.

Le silence continuait à régner. Jean de Brébeuf lui-même demeurait silencieux ; comme tous les indiens présents, il attendait que Jean exprimât sa pensée.

D’un côté du missionnaire se tenait Gaspard tirant sa barbe et grommelant entre ses dents des choses indistinctes.

De l’autre côté la jeune huronne, Marie, regardait Jean s’approcher du Père Noir. Elle ne pleurait plus ; au contraire, elle souriait doucement au jeune homme.

Celui-ci s’arrêta devant le missionnaire et dit sur un ton posé :

— Père, ce morceau d’écorce est un message de l’Araignée à Marie pour la prévenir qu’il va venir l’enlever de la bourgade. Mais quand il viendra, il découvrira son message cloué à ce cèdre et, voyant l’aigle percé de mon couteau, il n’osera pas accomplir son projet.

Le missionnaire sourit. Il ne voulut pas contrarier l’indien qui, dans sa naïveté, s’imaginait par ce geste semer l’épouvante dans le cœur de celui qui avait adressé ce message bizarre à la jeune huronne.

Il dit :

— Ainsi donc, hier tu as deviné juste : ces indiens qui nous sont apparus sur le lac Ontario étaient des guerriers du jeune chef iroquois l’Araignée ?

— Oui, je les ai bien reconnus.

Le jeune homme regarda tendrement Marie et prononça doucement :

— Rassure-toi, Marie, l’Araignée ne t’enlèvera pas, car le Père Noir et moi nous veillerons !

— Et moi donc ! s’écria Gaspard Remulot qui n’avait pas encore émis une parole. Est-ce que vous me prenez pour un manchot ? Allons donc ! Je l’ai déjà dit, l’Araignée finira pas périr dans sa propre toile. Mais s’il ne crève pas assez tôt, je me charge de lui régler son compte, par mon âme !

Silencieux et impassibles en apparence, les guerriers hurons approuvèrent gravement de la tête les paroles du chasseur malouin. Quant aux femmes, elles lui décochèrent un long regard d’admiration qui ne manqua pas de flatter agréablement l’ancien pêcheur. Et voulant rendre plus vive cette admiration, il fit un grand geste vers la forêt, épaula son fusil, mais sans tirer, cria d’une voix terrible :

— Eh bien ! toi, l’Araignée qui as juré de me prendre la peau de la tête, montre donc un peu la tienne que j’y fasse un trou pour en faire sortir tout le venin qui l’emplit ! Ah ! nom d’un tonnerre !… Par le vent et l’éclair !… Par la barque de Saint-Pierre et ses filets !… Par le diable !… par l’enfer !…

Gaspard s’enflammait, enrageait à sa propre voix, rugissait, vociférait.

— Gaspard ! prononça impérativement Jean de Brébeuf.

L’ancien pêcheur se tut en rougissant, tandis que les Hurons le regardaient toujours avec une admiration croissante, ce qui le flatta davantage.

— C’est égal ! reprit-il, il ne sera pas dit qu’une vilaine araignée aura essayé de nous intimider ! Et puis, vous Père, vous êtes patient ; mais moi je ne le suis pas, et ma foi… C’est bon ! ajouta-t-il entre ses dents, il suffit que je me comprenne !

Le missionnaire sourit et promena son regard sur les sauvages toujours silencieux et tranquilles autour de lui.

— Mes enfants, dit-il, vous allez reprendre vos occupations, tandis que je me concerterai avec Jean et deux de vos guerriers sur cet incident. S’il est vrai que nos ennemis projettent quelque surprise contre notre village, nous déjouerons leurs plans.

Bien que paisibles en apparence les indiens éprouvaient de grandes craintes. Ils reconnaissaient que le mystérieux message reçu par Marie était une menace non seulement à la jeune fille, mais aussi à toute la bourgade. Les Iroquois étaient énormément redoutés, surtout depuis qu’ils étaient venus raser la bourgade Saint-Joseph. Les Hurons craignaient surtout les Agniers et leur jeune chef, l’Araignée. Ils le savaient