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JEAN DE BRÉBEUF

chef iroquois, mais ça n’avait pas été sans une certaine épouvante et une certaine horreur. Et pour que son sacrifice ne fût pas deviné, elle avait dit à Jean de Brébeuf qu’elle n’aimait pas Jean Huron autant qu’elle avait pensé. Puis l’Araignée était survenu. Jusqu’à ce moment, c’est-à-dire en cette nuit où elle se trouvait arrivée au pays des Iroquois, son sacrifice n’était qu’à moitié consommé. La part la plus facile avait été accomplie. Restait maintenant l’autre moitié, c’est-à-dire unir sa destinée au chef iroquois ! À cette pensée, la jeune fille, dont le cœur était tout plein de l’image adorée de Jean Huron, trembla. Non, ce n’était pas possible qu’elle devînt la femme de ce barbare, de cet ennemi de sa race et de sa religion, de cet homme qui l’avait odieusement trompée, qui avait tué son fiancé ! Le dernier sacrifice à faire lui apparut si terrible qu’elle en ressentit un vertige d’horreur. À quoi lui servait à présent de se donner à cet homme cruel et impie ? À rien, pensait-elle ! Elle avait suivi l’Araignée pour sauver le Père Noir, or celui-ci était sain et sauf en la bourgade Saint-Louis et rien ne faisait présager que sa vie serait en danger pour longtemps ! Eh bien ! puisque le Père Noir était hors de danger, elle serait bien folle de se livrer à l’Araignée ! Elle l’avait suivi docilement, mais sans jamais lui faire de promesse. Elle n’avait donc qu’à reprendre le chemin de sa nation.

La résolution de la jeune huronne fut vite prise : voyant que le chef iroquois lui tournait le dos et tandis que les guerriers continuaient à jeter sur le feu des branches de sapins, et comprenant que personne ne l’observait, elle se glissa furtivement dans l’ombre, rampa au sein de fourrés épais, puis bientôt elle dévalait à toute course sur la pente de la montagne dans la direction de son pays.

Après deux heures d’une course éperdue elle s’arrêta, haletante, et porta son regard vers le sommet de la montagne déjà lointaine. Elle entendit des cris de fureur traverser l’espace puis elle vit qu’on éteignait rapidement le grand feu de sapin. Elle jeta à Dieu une longue supplication pour lui demander vigueur et force, puis elle s’élança de nouveau à travers les vallons, les coteaux, les collines et les forêts. Elle courut toute la nuit pour ne s’arrêter qu’à l’aube naissante. Elle se laissa choir au pied d’un saule touffu, épuisée, torturée par la faim et la soif. Elle s’endormit. Elle ne se réveilla qu’au déclin du jour, reposée. Elle voulut continuer de suite son chemin, mais elle ne sut plus quelle direction prendre : elle était égarée. Dans son angoisse elle tomba à genoux et implora le ciel de la guider. Toute cette nuit-là encore elle marcha, mais à l’aventure, sans savoir si elle allait au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. Elle se fiait sur la Providence. Quand elle rencontrait un cours d’eau, elle buvait pour apaiser sa soif. Mais sans rien à manger, elle sentait ses forces diminuer rapidement. Et que de chemin inutile elle faisait : souvent un lac lui barrait la route, alors elle le détournait et finissait par se perdre tout à fait.

Après quatre jours d’une marche pénible elle tomba un soir dans un campement d’Iroquois. Ils étaient une vingtaine, et revenaient du pays des Français à qui ils avaient vendu des pelleteries. Ils rapportaient avec eux une grande quantité d’eau-de-feu qu’ils buvaient à cœur-joie. Ils reçurent la jeune fille avec une grande politesse. Ils s’empressèrent de lui offrir à manger et à boire. Marie accepta avec reconnaissance. Elle but même un peu d’eau-de-vie qui la réconforta. Les Iroquois s’enivrèrent et roulèrent ivres-morts auprès de leur feu qui bientôt s’éteignit. Marie voulut reprendre sa marche, mais ses jambes refusèrent de la porter. Elle se résigna donc à passer la nuit là, assurée qu’elle n’aurait rien à craindre tant que les indiens seraient sous l’influence de la liqueur. Mais sous cette même influence elle s’endormit profondément et ne se réveilla que le lendemain, rudement secouée par un sauvage qui lui signifiait que l’heure du départ était arrivée. Les Iroquois pliaient déjà bagage pour poursuivre leur chemin. Ils demandèrent à Marie qui elle était et d’où elle venait. Sans dire à quelle tribu elle appartenait, elle déclara qu’elle était partie de son village pour aller faire un tour dans la forêt et qu’elle s’était égarée. Mais les indiens l’avaient déjà reconnue pour une huronne, et ils décidèrent de l’emmener dans leurs pays. La pauvre Marie fut donc contrainte de rebrousser chemin et de retourner vers le pays des Iroquois. Mais ce fut sans découragement, car elle gardait l’espoir d’é-