Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
41
L’ÉTRANGE MUSICIEN

poser que le sieur Perrot était en visite dans la Capitale. Il va de soi que le mendiant se mit à faire les réflexions les plus bizarres et les plus extravagantes, au courant qu’il était de l’inimitié entre les deux gouverneurs.

Il se laissait donc emporter béatement par le cours de ses pensées, lorsque son attention fut soudain attirée par des murmures et des chuchotements et un bruit de pas feutrés dans la demi-obscurité qui régnait dans la cour du Château. Le mendiant, de suite, aiguisa l’œil et l’oreille. Puis, avec le plus bel ébahissement il aperçut, quoique vaguement, quatre hommes inconnus qui déployaient une large couverture sous une fenêtre du premier étage.

— Ah bien ! ah bien ! fit le mendiant, voici au moins quelque chose d’intéressant !

Quelques minutes se passèrent. Puis, dans la fenêtre faiblement éclairée un homme parut tenant dans ses bras quelque chose qui avait forme humaine… Mieux que cela, une forme humaine qui prenait l’apparence d’une femme.

— Ho ! Ho ! fit le mendiant en écarquillant les yeux.

Puis l’homme laissa tomber la femme dans la couverture que maintenaient solidement les quatre hommes inconnus. Et la femme fut enroulée dans la couverture, conduite dans la voiture et emportée ensuite au triple galop. Et tout cela se fit avec une telle rapidité que le mendiant n’eut pas le temps de frotter ses yeux troublés d’ahurissement et de stupeur.

Et dans la nuit l’équipage roulait avec fracas.

Brimbalon, par instinct, flair ou autre sentiment dont il aurait été difficile de déterminer la nature, partit comme un trait à la suite de la belle voiture. Qui aurait jamais imaginé que ce petit vieillard, qu’on voyait d’ordinaire clopiner lamentablement, possédât encore dans ses jambes autant de nerf et d’élasticité ? C’était inimaginable ! Seulement, en dépit de sa course agile, Brimbalon ne put rattraper la voiture ; les chevaux, jeunes et fringants, qui la tiraient, allaient plus vite que le mendiant. Mais à celui-ci il restait du moins une satisfaction : il comprit, en effet, par le bruit de la voiture que celle-ci gagnait la basse-ville.

— Allons ! se dit Brimbalon, je saurai toujours bien où elle va. Oui, je serai curieux de savoir où diable peut bien aller faire par là Son Excellence de Ville-Marie avec cette jeune femme qu’il vient d’enlever presque à la barbe de Monsieur le Comte. Ce qu’il doit tout de même s’en donner du rire dans le ventre, le sieur Perrot, pour avoir ainsi joué Monsieur le Comte ! Pardi ! pardi ! plus on vit, plus l’existence devient intéressante ! Je souhaite bien de vivre encore deux cents ans et plus…

Et le mendiant, tout en faisant ces réflexions, courait toujours. Il se trouvait maintenant dans la basse-ville. Mais il venait de saisir les derniers bruits mourants de la voiture. Non, il ne pourrait jamais la rattraper, d’ailleurs, il était à bout de souffle presque.

Il s’arrêta pour reprendre vent et prêter l’oreille. Le silence régnait partout. Malgré l’obscurité de la basse-ville, le mendiant reconnut qu’il se trouvait tout près du logis de Flandrin Pinchot. Et là, encore, il se demanda :

— Mais où diable va la voiture de Son Excellence de Ville-Marie ? Par là où elle a disparu, il n’y a plus ni maison ni habitant, hormis, au pied du cap et dans une touffe de buissons, la cambuse de la mère Sirois, la sorcière. Donc, son Excellence de Ville-Marie est allée avec cette jeune femme — du moins je la suppose jeune — rendre visite à la sorcière. Est-ce que par hasard le sieur Perrot aurait songé à faire administrer un philtre d’amour à une amante trop revêche, ou dont le cœur, au gré de Son Excellence, ne bat point suffisamment à l’unisson du sien ? Voyons, grand personnage, petit mystère ? Eh bien ! je saurai trouver le chef du petit mystère, ou, par sainte Brimbale, je ne m’appelle plus Brimbalon !

Le mendiant en était encore à éponger son front mouillé, quand il perçut de nouveau le bruit de la voiture. Celle-ci revenait, mais plus lentement.

— À moins, se disait encore le mendiant, que le cocher, voulant reprendre le chemin de Ville-Marie, se soit égaré ! Mais non… mais non… est-ce que le sieur Perrot serait assez benêt pour confier sa voiture, ses chevaux et son propre sort à un cocher ignare, aveugle ou myope ? Non… non… C’est clair encore, Son Excellence a été souhaiter le bonsoir à la mère Sirois !

La voiture approchait au petit trot. Le mendiant s’aplatit contre le mur d’une maison voisine pour ne pas être vu. La voiture passa et s’éloigna.

De suite, le mendiant se mit à poursuivre son chemin vers l’extrémité de la basse-ville. Une fois qu’il eut dépassé les dernières maisons, il s’engagea dans un chemin raboteux, bordé de broussailles et très noir. Après vingt minutes de marche, un rayon de lumière filtra à travers les broussailles.

— Bon ! se dit le mendiant, voilà la cambuse de la sorcière.

Il approcha doucement et sans bruit. Le silence de la nuit n’était troublé que par le clapotis des eaux du Saint-Laurent et le bruissement des feuilles des arbres quand passait un souffle de brise.

À cent pas environ de la cabane que le mendiant ne voyait que confusément, il s’arrêta net. Il voyait dans le rayon de lumière d’une fenêtre, dont le contrevent n’avait pas été fermé, passer et repasser deux ombres humaines, et il pouvait en même temps percevoir un vague bruit de voix. Il sembla que ces ombres humaines étaient deux hommes qui s’entretenaient à voix basse. Il était bien tenté de savoir ce que ces hommes se disaient et surtout ce qu’ils faisaient là ; mais approcher davantage, c’eût été dangereux, car le mendiant ne savait pas à qui il avait affaire.

Ce « petit mystère » que Brimbalon avait flairé paraissait prendre de plus grandes portions, l’imagination aidant… il devenait « grand mystère » et, peut-être, « petit personnage » ! Ce que voyant, il décida de retourner au Château pour y attendre la sortie des invités du Comte, et de revenir le lendemain dans ces parages pour es-