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L’ESPION DES HABITS ROUGES

son siège et courut à la sœur d’Ambroise Coupal.

— Toi !… Toi !… Félicie… s’écria Denise en embrassant la jeune fille avec effusion.

C’était une toute petite personne que cette Félicie Coupal, blonde comme de l’or tendre, fraîche comme une rose de mai, vive et gaie, les traits un peu gros, mais pas laide. Près de son frère, qui avait la taille d’un géant, elle avait l’air d’une toute petite fillette.

— Ma chère Denise, dit-elle d’une voix musicale et débordante de tendresse, je suis bien contente de te revoir. Hier seulement j’ai appris que tu étais depuis quelques jours revenue de Montréal. J’allais venir te rendre visite avec Ambroise, en quittant Madame Pagé où je suis venue ce matin, mais je le trouve ici. J’avais eu le pressentiment qu’il me devancerait, ajouta-t-elle avec une petite moue taquine en tournant la tête vers celui qu’elle croyait encore là.

Elle esquissa une mimique de surprise en constatant qu’Ambroise n’était plus dans l’auberge.

— Il vient de partir ! sourit tristement Denise.

Félicie perdit tout à coup son sourire, sa bouche aux lèvres fortes mais d’un beau rouge, se fit sérieuse, et ses yeux bleus, mais plus pâles que ceux d’Ambroise, scrutèrent attentivement la physionomie altérée de Denise.

— Ah ! tu devines tout ? murmura celle-ci en rougissant.

— Non… pas tout !… Est-ce irrémédiable ?

— Hélas ! ma pauvre Félicie, Ambroise et moi nous ne pouvons nous comprendre… c’est fini !

Et Denise, pour cacher des larmes qui jaillissaient en flots violents malgré elle, se mit à embrasser follement Félicie, dont le beau et doux visage venait d’exprimer un chagrin impossible à traduire.


IV

UN GOUFFRE QUI SE CREUSE


Ambroise Coupal avait vingt-six ans, sa sœur Félicie dix-huit. Ils étaient les deux derniers enfants d’une nombreuse famille dont le père était l’un des plus riches paysans de la contrée. Trois des fils du père Coupal cultivaient la terre, deux étaient entrés dans les ordres, un autre pratiquait la médecine aux Trois-Rivières, et deux filles s’étaient consacrées au cloître. Ambroise, après ses études classiques, s’était tourné vers la profession du notariat et avait été agréé comme clerc auprès d’un des meilleurs notaires de Montréal. Au moment où nous le présentons à notre lecteur il lui restait une année de cléricature à faire, après quoi, tout probablement, il serait admis dans l’honorable corporation des notaires. Il avait déjà décidé de venir s’installer dans la luxuriante vallée du Richelieu.

Félicie venait de terminer ses études dans un pensionnat de Montréal où elle avait été la condisciple de Denise durant quelques années. Les deux jeunes filles, payses toutes deux, s’étaient éprises d’une grande amitié l’une pour l’autre, amitié qui avait par la suite rapproché Ambroise et Denise.

Cette dernière avait terminé ses études et quitté le pensionnat deux ans avant Félicie, et elle avait laissé à Montréal plusieurs amies de couvent à qui elle rendait visite trois ou quatre fois chaque année. Chacune de ces visites durait quelques semaines. Au nombre de ces amies de pensionnat il en était une que Denise préférait de beaucoup aux autres, elle se nommait Lucie Latour, la sœur d’André. Les Latour, honnête famille au demeurant, penchaient depuis longtemps pour le parti des loyalistes vers lequel le courant des affaires avait entraîné le père Latour. C’est dans ce milieu que Denise, excellente patriote au fond, fut nourrie d’idées qui la détachèrent de la cause des Patriotes, et nous savons comment, après avoir échangé des promesses avec Ambroise Coupal, elle reprit sa parole parce qu’Ambroise avait manqué à la sienne en ne demeurant pas neutre dans le conflit qui fermentait. Et pourtant, Denise avait senti que son cœur penchait bien plus pour Ambroise que pour André Latour. Il est vrai qu’elle n’avait pris aucun engagement avec ce dernier, mais il n’en restait pas moins vrai que Latour travaillait avec acharnement à la conquête de Denise, conquête qui semblait sur le point de s’accomplir pour toujours.

La barrière qu’avaient dressée entre Denise et Ambroise des différences d’opinions