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L’ESPION DES HABITS ROUGES

il pour t’éclairer la lueur des canons ennemis ? N’as-tu pas été capable d’entrevoir les fils d’une immense conspiration contre notre nationalité qu’on veut annihiler ? Je te pensais la proie d’un simple caprice, mais je découvre à présent que tu ne sais rien, que tu ne vois rien, n’entends rien, ne sens rien ! Tous les jours ne sommes-nous pas provoqués ? Ne sommes-nous pas injuriés, outragés dans ce que nous avons de plus cher ? Voyons, Denise, sois franche, avoue au moins que tu as lu dans les feuilles publiques ennemies de ces affronts qui fouettent un sang fier comme le nôtre ! Tu as certainement entendu nos insulteurs sur des estrades publiques ! Tu n’es pas sans savoir que des pasteurs anglais prêchent sournoisement la haine contre nous ! De toutes parts on sent et l’on croit entendre monter un cri de mort contre notre race ! Eh bien ! laissons faire, ployons l’échine, comme dit Ambroise, laissons pleuvoir les coups de fouet, baissons le front sous les insultes, et alors on fera de nous tous ce qu’on fit en 1755 des pauvres Acadiens : on nous enlèvera comme un pestilentiel troupeau et l’on ira nous jeter sur quelques rivages déserts ! Denise, tu ne voudrais pas d’un tel sort ! Et si l’on t’insultait à ta face, tu frapperais l’insulteur ! Alors, que ne frappes-tu ? Car on t’insulte en insultant ta famille, ta nationalité, ta langue, ta foi, et tu as trop de cœur pour subir l’affront sans le relever, dis, Denise, dis !

Et Félicie, à demi levée sur son siège, hors d’haleine presque, toute rouge de sainte indignation, frémissante, ses yeux bleus candides devenus soudain terribles, oui, Félicie regardait ardemment Denise pour attendre sa réponse.

— Petite fille ! murmura Denise en souriant avec pitié.

Ces deux mots et ce sourire parurent atteindre Félicie comme un coup de massue : elle retomba sur la berceuse avec un soupir de découragement et se mit à pleurer, bégayant à travers ses larmes :

— Pauvre Denise, je vois trop bien, hélas ! que tu es tout à fait perdue pour nous ! Oh ! oui, je sais bien maintenant que tu ne peux pas comprendre Ambroise, de même qu’il ne peut te comprendre. Et moi-même, Denise, oui, je dois te le dire, je me demande si je te comprends encore… si nous nous comprenons…

Un lourd sanglot l’interrompit.

Denise se leva pour aller consoler la pauvre enfant.

Mais Félicie fit un geste rude comme pour éloigner d’elle cette amie qu’elle aimait, se leva avec brusquerie, sécha ses larmes de ses mains tremblantes et dit d’une voix dont l’accent dénotait un regret et un chagrin profond :

— Adieu ! pauvre Denise ! Entre toi et mon frère je n’avais cru voir qu’une barrière aisément renversable ; mais je trouve à présent un abîme qui se creusera davantage et que rien ne saura combler. Adieu ! que la bonne Vierge un jour puisse te dessiller les yeux !…

Elle ouvrit la porte violemment et courut à l’escalier.

— Félicie ! cria Denise effrayée par les paroles de son amie. Attends, Félicie, nous allons nous comprendre !

Du bas de l’escalier Félicie répliqua durement :

— Non ! non !… garde sur ton front l’outrage de nos ennemis en attendant qu’on l’essuie d’un nouvel outrage et qu’on y imprime le stigmate de l’esclavage !

— Félicie !… Félicie !… criait Denise, épouvantée.

Félicie, comme si elle eût voulu fuir celle qui l’appelait, traversa la salle de l’auberge toute déserte à ce moment et gagna la porte de sortie.

Denise était au milieu de l’escalier et disait d’une voix désespérée :

— Félicie, je veux te parler, je veux que tu m’écoutes !

L’autre venait d’entr’ouvrir la porte. À cette minute même les deux jeunes filles frémirent violemment en percevant une longue clameur au dehors.

— Écoute !… écoute !… commanda Félicie.

Les cloches de l’église carillonnaient à toute volée… Puis ce cri s’éleva sous le ciel bas et sonore :

— Les Rouges !…

Cela retentit aux oreilles des deux jeunes filles comme une alarme sanglante.

— Les Rouges !… Les Rouges !…

La clameur grandissait et faisait trembler l’espace.

— Les Rouges !… murmura Denise, livide, chancelante, agrippée à la rampe de l’escalier.

— Oui… fit d’une voix solennelle Féli-