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L’ESPION DES HABITS ROUGES

encore ! Oui, elle le sentait vivre, palpiter contre son cœur, et gare à qui eût osé le toucher ! De ses yeux ardents elle semblait défier l’ennemi de lui enlever cet homme, son amant, son époux peut-être !…

Et pourtant, un homme osa… Oui. Profitant de la stupeur des Patriotes, un bataillon anglais se reforma et prit son élan. Un jeune officier venait de se mettre à leur tête. La ruée fut rapide, vertigineuse. Les Patriotes furent culbutés… ils reculèrent. D’ailleurs ce choc les avait pris à l’improviste. Mais Denise, elle, ne bougea pas devant le bataillon qui marchait sur elle. Elle semblait défier l’ennemi avec ce corps ensanglanté qu’elle tenait toujours dans ses bras. L’officier, armé d’une longue épée, parut… Instinctivement les soldats s’arrêtèrent devant cette jeune fille qui les fascinait. Mais l’officier jeta une imprécation, leva son épée et fonça…

Denise, impassible en apparence, le regardait venir.

Elle reconnaissait bien cet officier dont les regards enflammés exprimaient une haine féroce…

C’était André Latour !

Il approchait, tandis que, une fois encore, le combat était suspendu, comme si les combattants, épuisés, eussent voulu reprendre haleine. Mais non… soldats du gouvernement et Patriotes voulaient d’un commun accord, pour ainsi dire, être spectateurs de ce qui allait se passer sous leurs yeux. Car on eût pensé que là, entre ce jeune homme et cette jeune fille, allait se décider le sort des armes ! Les deux champions allaient vider l’affaire en champ clos ! Mais, pauvre fille, elle n’avait pas d’arme contre l’autre qui brandissait son épée sanglante ! Mais son cœur de patriote et son amour étaient peut-être des armes bien autrement redoutables que cette épée d’acier !

Nelson accourait pour voir ce qui se passait d’extraordinaire. Il s’arrêta à quelques pas, épouvanté peut-être, en voyant une épée menaçante fendre l’espace. Même s’il l’eût voulu, il serait arrivé trop tard pour protéger celle ou celui que menaçait l’épée. Il regarda donc comme les autres cette scène qui stupéfiait les plus hardis.

Denise venait de proférer d’une voix qui vibra comme un airain ces paroles :

— André Latour, je t’ai donné la liberté… Mais je t’ai dit que si tu étais ici avec une arme, j’y serais aussi ! Prends garde !

Latour ne répondit que par un grondement de tigre, et il dirigea la pointe de son épée vers la poitrine déjà blessée d’Ambroise Coupal. Mais rapide comme la pensée, Denise arracha de la ceinture d’Ambroise un pistolet qui y demeurait encore chargé jusqu’à la gueule, elle ajusta Latour une seconde et fit feu…

L’autre tomba face contre terre, le cœur percé de deux balles.

Ce qui se passa après serait intraduisible. Les Patriotes, sur l’ordre de Nelson, reprenaient leur élan et recommençaient la ruée ; mais c’était cette fois la ruée de la victoire.

Pendant ce temps des femmes accouraient et entouraient Denise dont le visage était rayonnant d’exaltation.

Félicie lui sauta au cou.

— Denise ! Denise ! disait-elle en pleurant. Ah ! belle et superbe canadienne !

Elle l’embrassait avec effusion.

— Il faut le sauver ! murmura enfin Denise, éperdue, tremblante, épuisée.

— Oui, je vais t’aider. Pauvre frère…

À ce moment Dame Rémillard survenait et embrassait avidement sa fille, disant d’une voix attendrie :

— Ma Denise ! Ma Denise !  ! Oh ! comme ton pauvre père aurait été content de te voir ainsi !

Toutes ces femmes pleuraient d’attendrissement.

— Il faut le sauver ! Il faut le sauver ! répétait Denise dont les bras faisaient mal à supporter ce corps trop lourd pour elle.

Dame Rémillard s’empara d’Ambroise, le jeta sur son épaule comme aurait fait un bûcheron d’un tronc d’arbre, et l’emporta suivie de Denise soutenue par Félicie.

Et derrière elles, l’ennemi était en désordre… il retraitait… il se débandait tout à fait…


XII

LA PANIQUE ROUGE


Oui, ce fut une véritable panique !

Le colonel Gore et ses principaux officiers avaient déjà pris la fuite.

Le jour déclinait de plus en plus rapidement.

À l’ouest, au-dessus des coteaux grisâtres et entre deux nuages disloqués un soleil rouge comme du sang roussissait la cime