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L’ESPION DES HABITS ROUGES

fallait non seulement des guerriers le sang pur répandu à large flots, il fallait encore le sang des martyrs… Oui, l’échafaud devait ceindre d’une auréole plus brillante encore ceux qui étaient les vrais enfants de la race !

Saint-Denis !…

Un nom, à lui seul, t’illustre à jamais ; un nom étranger, un nom anglais, mais un ami et un défenseur de la race outragée… Wolfred Nelson ! Ah ! tu frémis, ô Saint-Denis ! quand on profère ce nom ? Quel nom !… Rien que ce nom c’est déjà une Histoire ! Wolfred Nelson… superbe héros ! L’Antiquité l’eût placé au rang des dieux ! L’été, quand tombe le crépuscule, quand les eaux du Richelieu semblent murmurer une complainte ancienne, quand les feuillages en frissonnant semblent raconter une légende des temps héroïques, quand la brise souffle doucement comme une musique de luth aux accents d’une mélancolie inexprimable, on croit entendre son nom cent fois chuchoté par mille voix invisibles… Wolfred Nelson ! Car son image est là, vivante toujours, de même que son nom est partout ! Quand les vents descendent des coteaux, ils apportent à notre ouïe le nom de Nelson ; quand on se penche sur la nappe miroitante du Richelieu, on voit la figure énergique de Nelson ! Si, par un soir d’hiver et sous la lune pleine, un villageois franchit le village, l’ombre de cet homme grandit et se profile hautement sur la neige… et l’on croit apercevoir la silhouette de Nelson ! Ah ! comme il l’avait parcouru ce petit village paisible et heureux ! De son pied rude il en avait foulé chaque pouce de terrain. Dix, vingt fois par jour il avait, de sa démarche saccadée, traversé ou longé ce chemin du roi allant à ses affaires, courant à ses malades. Tantôt il passait pédestrement de son pas militaire, tel un chef d’armée visitant son quartier général ; tantôt à cheval, droit et imposant dans les étriers, comme un général passant en revue ses troupes avant le coup de clairon qui annoncera les premières charges ; tantôt en voiture, conduisant lui-même une jument noire pleine de feu, comme un tranquille bourgeois qui va visiter ses amis. Comme il était salué… tous les chapeaux s’enlevaient sur son passage ! Les femmes et les jeunes filles s’inclinaient, quelquefois gauchement, mais avec tant de respect. Les enfants agrandissaient des yeux admiratifs à la vue de cet homme à l’allure si martiale. Lui, quoique sa physionomie eût une apparence de froideur, rendait aimablement le salut en souriant, disait un bon mot aux enfants. Ô Nelson ! aujourd’hui comme naguère Saint-Denis te salue ! Que dis-je ? toute la race te salue, valeureux Nelson ! Et si ces paysans que tu estimais étaient d’une belle race, tu étais, toi, de race non moins belle et d’une race dont tu voulus sauver l’honneur ! Tu portais un grand nom… un nom qui avait illustré l’Histoire de ta nation, et c’est pourquoi tu voulus conserver à ce nom toute sa gloire !

Saint-Denis… Saint-Charles… Saint-Eustache… magnifique trilogie !

Papineau… Nelson… Chénier… autre trilogie non moins magnifique ! Avec de tels noms comment une histoire peut-elle s’effacer ? Comment une race peut-elle ne pas survivre ?

Ainsi pensait l’âme canadienne en ces temps éloignés, ainsi elle pense encore chaque fois qu’elle se mire dans les pages sublimes de son Histoire ! Ainsi elle pensera en 1937 !…


I

L’ESPION


Le 23 novembre 1837, au matin, le village de Saint-Denis de Richelieu était soudainement mis en émoi par la nouvelle que des Patriotes avaient arrêté sur le chemin de Saint-Ours un émissaire ennemi, et plus justement un espion. Cet espion venait de Montréal et avait été envoyé par John Colborne avec ordre de surveiller les Patriotes de Saint-Charles, de s’assurer de leur nombre et de leurs moyens de défense, de prendre les noms des principaux meneurs et de faire rapport au colonel Gore en garnison à Sorel.

Voilà ce qu’on se disait de bouche à bouche. Mais un Patriote affirmait que l’espion précédait les troupes de Sorel commandées par Gore en personne et Crompton, son aide-de-camp, et que ces forces armées se dirigeaient vers le camp retranché de Saint-Charles à six milles de Saint-Denis. Il fallait donc admettre que cet espion avait déjà fait des relevés minutieux, qu’il avait surpris quelques secrets des Patriotes et que, maintenant, il conduisait les