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L’ESPION DES HABITS ROUGES

maient des yeux noirs d’un vif éclat. Sur ses cheveux très noirs encore elle portait un bonnet de toile écrue et autour de son cou un fichu de soie mauve. Quant au reste, elle était vêtue comme les autres femmes du pays, corsage d’indienne ou de coton et jupe d’étoffe grise.

Dame Rémillard était très estimée dans le village et de tous les gens qui la connaissaient. C’était une femme hospitalière et généreuse, bonne chrétienne et excellente patriote. Avenante, sa clientèle augmentait constamment au lieu de diminuer, et l’on disait qu’elle faisait des affaires d’or. Aussi, nombre de veufs et vieux garçons avaient-ils essayé de lui faire la cour dans l’espoir d’obtenir sa main, mais Dame Rémillard avait fait savoir qu’elle ne songerait pas à se remarier tant qu’elle aurait sa fille avec elle. Cette décision avait paru définitive, et les pauvres soupirants qui, probablement, soupiraient après le magot plutôt qu’après la femme elle-même, avaient donc retraité, mais sans perdre tout à fait l’espoir de se voir un jour ou l’autre d’heureux élus.

Ce matin du 23 novembre 1837, Dame Rémillard avait l’air plus vive que d’habitude, plus avenante, et un large sourire ne quittait pas ses lèvres qui s’ouvraient sur de forts belles dents.

Elle parcourait la salle avec un cabaret sur lequel étaient posés un flacon et des verres. Elle servait elle-même les consommateurs. Quand le flacon était vide, elle allait derrière un petit comptoir placé dans un angle de la pièce et en prenait un autre.

Mais Dame Rémillard ne servait pas toujours ainsi : lorsqu’elle avait sa fille ou une servante elle demeurait à son comptoir pour y recevoir la monnaie. Elle abandonnait à sa fille ou à sa servante la tâche d’aller à la ronde dans la salle.

À mesure que se vidaient les verres, ce matin-là, les têtes s’échauffaient et les voix s’élevaient. Tous les hommes fumaient à grosses bouffées, de sorte qu’une boucane bleue planait comme un brouillard entre le plancher et le plafond bas, et dans ce brouillard on ne distinguait que confusément les silhouettes humaines.

À un moment, la tenancière offrit du vin aux quelques femmes présentes. Elle les fit approcher du comptoir, disant :

— Il n’y a pas que les hommes qui ont le droit de boire, les femmes aussi !

Cette invitation fut acceptée sans déplaisir.

Dame Rémillard versa du vin rouge dont elle vida elle-même allègrement une bonne tasse.

Les villageoises firent claquer leur langue et ne manquèrent pas de nombreux éloges sur la qualité du vin. Naturellement on entama la conversation avec la tavernière sur le compte du prisonnier vers qui ces braves femmes glissaient plus d’un regard furtif et défiant.

Une d’elles avait dit :

— Vous devez connaître cet espion, Mame Rémillard ?

La tenancière ne répondit pas, mais ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique.

Les femmes s’entre-regardèrent, ébauchant elles aussi un sourire qui pouvait clairement signifier : « Elle le connaît, mais elle ne dira rien ! »

Puis de nouveau chacune de ces femmes lançait un coup d’œil inquisiteur vers l’espion.

Celui-ci se trouvait assis de profil au coin de la cheminée. Cette cheminée occupait une partie du mur à gauche en entrant dans la salle. L’escalier conduisant à l’étage supérieur en frôlait le manteau. Dans l’angle du fond ouvrait la porte de la cuisine et entre cette porte et la cheminée s’élevait une haute pile de bûches de bois d’érable et de bouleau. Dans l’angle opposé se dressait le comptoir. Tel qu’il était placé le prisonnier se trouvait donc à faire face aux occupants de la salle.

Nous avons déjà dit qu’il avait les mains liées derrière le dos. Il était vêtu d’un ample manteau gris, comme en portaient les Patriotes, et coiffé d’un chapeau de feutre noir à larges bords. Son front disparaissait tout entier sous ce chapeau, et l’on ne pouvait bien voir que ses yeux, son nez et sa bouche. Avec sa tête un peu penchée, vers la poitrine, son menton s’enfonçait dans le collet de son manteau. De gros souliers le chaussaient lourdement, et ses jambes étaient emprisonnées dans des molletières de cuir noir.

Si l’on ne pouvait pas voir son visage en entier, on en découvrait suffisamment pour se convaincre que le prisonnier était un jeune homme âgé de pas plus de vingt-cinq ans.

De bonne taille, il pouvait avoir quelque élégance sous des vêtements moins gros-