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la belle de carillon

je très heureux, à cause de vous, si votre père, le premier, renonce à ce rendez-vous. Je désire vous avouer aussi que, sachant maintenant qui vous êtes, j’aurai un bien grand regret de croiser l’épée avec celle de votre père.

La jeune fille demeura une minute silencieuse et indécise, les yeux baissés sur son bouquet de roses sauvages que, de temps à autre, elle portait, à ses lèvres. Puis elle releva ses regards sur le capitaine qui crut voir des larmes tout près de tomber des beaux yeux bleus, et elle dit tout à coup et brusquement :

— C’est bien, Capitaine, à ce soir !

Elle pirouetta agilement, et, prenant son élan, elle se mit à courir vers le Fort, comme si elle eût été poursuivie par un ennemi qu’elle aurait redouté. Elle disparut peu après derrière le rideau de feuillages et dans l’ombre qui se faisait peu à peu sous les bois.

Pendant plusieurs minutes Valmont demeura immobile à la même place, le front chargé de pensées chagrinantes ; puis il poussa un long soupir, comme un soupir d’amertume, et il revint sur ses pas vers l’abatis.

II

LA RENCONTRE


À l’instant où Valmont atteignait le pied du plateau, il vit venir à lui, au travers des abatis, un jeune et bel officier des Grenadiers. Un tout jeune homme, vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, avec un visage d’adolescent, tout blanc et tout rosé. C’était le Capitaine d’Altarez, des Grenadiers, issu d’une famille de la noblesse espagnole. Depuis longtemps cette famille avait émigré en France, au temps de Charles-Quint, et elle avait donné au roi de France de beaux et braves soldats. Ce jeune capitaine en était le digne descendant, et c’est pourquoi il avait conquis ses grades en si peu de temps.

Le capitaine d’Altarez n’était pas d’une taille imposante ; il était plutôt petit, mince et élégant. À l’exemple du général Montcalm, il allait à la bataille en habit de velours et culottes de soie. Il était très soigneux de sa personne, et pour préserver le teint de sa jolie figure — une véritable figure de jeune fille — du hâle, il portait un voile, mais lui affirmait que c’était pour se préserver de la morsure des moustiques. En outre, il gantait toujours ses mains fines et délicates, comme celle d’une jeune fille encore, de peau de chèvre ou de daim. Il apparut donc à Valmont ainsi voilé et ganté, mais il est vrai de dire que les maringouins, à cette heure du jour, devenaient très incommodants.

— Ah ! ça, mon cher Valmont, s’écria de loin le jeune officier, il paraît qu’on a une vilaine affaire sur les bras, si j’en crois l’histoire qu’est venu me narrer Bertachou ?

Valmont sourit avec un haussement d’épaules.

— Vilaine ? dis-tu, d’Altarez ? Moi, je la trouve magnifique !

Le jeune capitaine des Grenadiers sautait par-dessus quelques fûts d’arbres et arrivait bientôt près du Canadien. Son visage qui riait tout à l’heure sous le voile blanc se fit tout à coup sévère et grave.

— J’ai dit, vilaine, reprit-il, et je maintiens le mot.

Il s’assit sur un tronc d’arbre et retira un de ses gants pour relever le voile jusqu’à son tricorne. Valmont s’assit à son tour et demanda :

— Pourquoi l’appelles-tu vilaine, d’Altarez ? Dois-je entendre que tu refuses de me servir de témoin ?

— Non, non, jamais ! Comment pourrais-je refuser ? C’est un service qu’on se doit entre amis. Mais là… te battre avec Desprès…

— Non seulement me battre avec lui, mais le tuer… interrompit durement Valmont.

— Le tuer ? Tu es fou ! Voyons, Valmont, ne fais pas cette bêtise !

— Oublies-tu qu’il m’a provoqué ?

— Mais tu l’as outragé…

— Peut-on outrager un pareil homme ? ricana Valmont avec mépris. Et, d’ailleurs, n’ai-je pas, le premier, reçu l’affront ?

— Soit. Mais observe bien que ce n’est pas toi qui tueras Desprès, mais Desprès qui te tuera, je le connais !

— Entendu, d’Altarez. Tu vois, je ne m’en plains pas.

— Mais, fou, mourir ainsi…

— En duel ?… Bah ! mourir comme cela ou autrement, là ou ailleurs, que m’importe ? Est-ce que j’ai peur de mourir ?