Page:Féron - La belle de Carillon, 1929.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
36
la belle de carillon

expérimentée, et dans son jeune corps d’adolescente elle pouvait porter un cœur de trente ans.

Toutes ces pensées tourbillonnaient avec une rapidité d’éclair dans le cerveau du capitaine, et à la fin, sans se décider à se charger de la mission d’Isabelle, il essaya d’un biais pour se dégager.

— Il me semble, dit-il, que votre mère pourrait mieux que moi faire cette démarche auprès du Capitaine d’Altarez…

— Oh ! monsieur, s’écria la jeune fille avec effroi, qu’osez-vous me suggérer ? Ma mère… Mais c’est à elle surtout que je redouterais de me présenter ! Mon ! non ! jamais je ne dirai à ma mère que je m’oppose à ses projets à mon sujet. Je vous assure, Capitaine, que j’ai pensé à tout et que j’ai pesé toutes choses : ou que j’aille à Monsieur d’Altarez, ce que je redoute, ou que vous y alliez pour moi, ce que je désire. Il ne saurait être d’autre alternative. Et que vous y alliez, me semble le meilleur moyen, car Monsieur d’Altarez est un gentilhomme, ainsi que vous me l’avez dit vous-même, et, à ce titre et avec la galanterie d’un gentilhomme, Monsieur d’Altarez comprendra de suite qu’il doit se rendre auprès de ma mère pour lui annoncer, et d’après des raisons qu’il saura imaginer, qu’il renonce à ma main. Voilà tout. Si, après, Monsieur d’Altarez me conserve quelque rancune, ce dont je le blâmerais, au moins je n’aurai rien à redouter de ma mère. Voyons, Capitaine, que décidez-vous ?

— Mademoiselle, répondit Valmont avec un courage héroïque, je ne reviens jamais sur ma parole. Puisque je vous ai promis assistance, j’irai ce soir, cette nuit, trouver d’Altarez…

— Merci, Capitaine, merci, s’écria joyeusement Isabelle.

L’instant d’après, alors que la nuit était tout à fait venue, mais une nuit si pleine d’étoiles qu’elle était claire comme un demi-jour, Valmont et Isabelle s’engageaient dans le sentier qui remontait vers le fort. Ils allaient, silencieux encore, bras dessus bras dessous…

Lorsqu’ils furent arrivés à ce point où le sentier quittait la haute futaie pour se glisser entre le champ d’abatis et la rivière La Chute, et là où, en cette clairière, la nuit était plus lumineuse, une silhouette d’homme se dressa devant eux et en plein milieu du sentier.

C’était, d’Altarez…


VI

OÙ L’AMITIÉ POURRA SE CHANGER EN HAINE…


— Bonsoir, Mademoiselle !… dit avec un accent ironique le capitaine des Grenadiers.

Valmont et sa compagne s’étaient arrêtés brusquement, très surpris d’abord, très mal à l’aise ensuite. Isabelle, sur le coup et mue par la crainte instinctive de se voir prise en faute, abandonna le bras du capitaine. Une minute de silence gênant de part et d’autre suivit. Puis, Isabelle, avec une fort belle bravade et, peut-être, pour révéler nettement son choix, reprit vivement le bras de Valmont, le serra contre elle avec plus de force qu’auparavant et parut faire comprendre à d’Altarez que ce bras était son bras de confiance.

D’Altarez crut comprendre le geste de la jeune fille, pour lui c’était clair… Aussi, se mit-il à ricaner avec un sarcasme outrageant, puis il dit sur un ton impossible à rendre, mais à coup sûr tout plein de la mordante ironie :

— Ah ! ah ! mademoiselle, mes soupçons deviennent une réalité : vous m’avez fui pour courir…

Il ne put en dire davantage. Valmont, pressentant l’injure, l’interrompit durement :

— Assez, d’Altarez. Prends garde de prononcer des paroles regrettables ! Si tu désires des explications avec mademoiselle, il me semble que tu aurais pu choisir un autre lieu et une autre heure.

— Ce qui veut dire, sourit d’Altarez toujours sarcastique, que je suis très importun en ce moment et que ma conduite frise l’espionnage ?

— Reconnais qu’elle est pour le moins singulière.

— Soit, admit d’Altarez. Mais en admettant que je veuille demander à mademoiselle des explications, n’ai-je pas le droit de choisir mon heure ?

— Monsieur, s’écria vivement Isabelle en intervenant cette fois, pour couper court à toute discussion qui pourrait se prolonger et à laquelle le capitaine Valmont et moi nous ne tenons pas, apprenez que je ne vous