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LA BESACE D’AMOUR

coupait les multiples nuances, sous le soleil très lumineux qui, d’un ciel à peine bleu et sans nuages, projetait par gerbes étincelantes ses rayons éclatants.

Au bas du plateau, dont l’élévation apparaissait énorme, coulait majestueusement le Saint-Laurent, ses ondes lamées d’argent et frémissantes desquelles semblaient surgir des scintillements d’émeraude pour s’entremêler aux rayons d’or du soleil. On percevait sous la brise du sud-est les lames d’argent bruire doucement tandis qu’elles glissaient en plis onduleux avec une grâce nonchalante vers l’ouest où elles allaient finir leur course pour former un ruban soyeux aux nuances vert et or.

Par delà le fleuve, au sud, la côte s’élevait lentement, avec un fouillis de bois et de brousse au sein duquel, çà et là, se dessinaient avec vigueur, comme les plates-bandes d’un parterre des taches noires de toutes formes ; c’étaient les champs des laboureurs qui achevaient leurs semailles.

Vers l’ouest les deux rives verdoyantes du beau fleuve s’échelonnaient par petites collines qui, par une pente douce et légèrement saillante, semblaient former les gradins d’un immense amphithéâtre. Là, entre ces collines, là au milieu de cet amphithéâtre, le fleuve, que troublait moins la marée montante, semblait s’immobiliser et il resplendissait comme un miroir d’où jaillissaient des millions d’effluves éblouissants. Dans cet admirable jeu de lumières se détachaient comme les ailes frémissantes de deux cygnes énormes planant au-dessus du miroir dans lequel ils se miraient avec une profonde félicité. Ces ailes blanches c’étaient les voiles des deux navires qui emportaient vers Montréal les régiments envoyés au Canada par le roi Louis XV, et la brise devenait si légère que les voiles ne se gonflaient plus, que les navires s’immobilisaient presque. Au nord-ouest et au nord s’étalaient de belles et gracieuses vallées comme un tapis de duvet et moelleux, sur lequel se découpait çà et là la silhouette d’un bouquet de bois aux feuilles à peine naissantes. Là encore les vallées se tachaient de carrés, de ronds, de langues de terre noire, et ces langues semblaient animées par les rayons de l’astre solaire, et l’on aurait pu croire qu’elles grimpaient doucement aux collines.

Puis elles paraissaient s’arrêter tout à coup, se briser pour ainsi dire lorsqu’un large ravin enfonçait au travers sa silhouette caverneuse et sombre. Et alors sous le regard impatient, vallées, bois vert-or, collines d’émeraude, langues d’ébène, ravins sombres montaient, s’élevaient graduellement, se haussaient et paraissaient former la pente très douce des grands monts bleus qui, très loin, barraient l’horizon d’une ligne sombre ininterrompue et à peine brisée. On eût pensé que là, au sommet de ces monts finissait la terre et reposait le ciel, tant monts et firmaments semblaient si bien se joindre et se tenir.

Enfin, à l’est, le regard admiratif des deux femmes s’arrêtait sur la plus haute cime de ce promontoire qu’est la cité de Québec. De cette cime elles étaient dominées par les fortifications sur lesquelles flottaient de distance en distance le drapeau de la France.

Et sur le plateau entouré de jeune verdure, de buissons au travers desquels voletaient les premiers oiseaux venus des pays de soleil et commençant leurs nids, venaient mourir les bruits de la ville. La brise apportait des flots de parfums inconnus, elle apportait en même temps une douceur, une quiétude qui pénétraient l’âme des deux femmes et semblaient leur faire oublier les malheurs qui avaient sur leurs physionomies laissé une sombre empreinte. Car, maintenant, leurs regards exprimaient la douce sérénité qui avait envahi leurs âmes. Elles aspiraient avec félicité les suaves parfums des champs et des bois auxquels se mêlait l’odeur légèrement saline qui s’élevait jusqu’à elles de la surface des eaux fluviales.

— Ma tante dit tout à coup la blonde jeune fille avec un sourire mélancolique, que ne donnerais-je pour voir mon père avec nous ! Quelle joie suprême nous aurions à vivre en si beaux lieux !

— Ne te décourage pas, chérie, ton père viendra un jour nous retrouver ici. Si nous continuons de recevoir la pension qu’il nous fait servir par son banquier à Paris, c’est donc qu’il vit et qu’il pense à nous !

— Pauvre père ! réussira-t-il jamais à reconquérir la faveur royale ?

— Si on lui rendait seulement la justice qui lui est due, ses biens qu’on lui a ravis, la bonne réputation dont il jouissait !

— Oh ! que je hais les monstres qui l’ont calomnié et perdu ! s’écria la jeune fille dont la timidité apparente fit tout à coup place à une sombre énergie.

— Dieu réserve à chacun son dû ! prononça Mme de Ferrière. Votre père recouvrera ce qu’il a perdu, et les pervers seront châtiés !

— Que le ciel vous entende, chère tante !

Et la jeune fille, l’esprit tout plein encore de la vision du splendide tableau qu’elle venait d’admirer, parut se plonger dans une douce rêverie.

Le cabriolet était reparti, descendant vers la vallée par une route sinueuse ; mais au lieu de suivre cette route vers les bois de Sillery massifs et sombres, le cocher Anthyme fit prendre à sa bête un chemin neuf et plus étroit qui, non moins sinueux que la grande route, contournait un bois d’érables, de trembles et de saules et courait dans une direction nord-ouest.

Sur ce chemin rude et poussiéreux le cabriolet cahotait, craquait, gémissait.

Les deux femmes demeuraient silencieuses.

Leurs rêveries n’étaient troublées que par les coups de langue du cocher et le claquement de son fouet quand il commandait sa bête :

— Allons ! hope là ! la rousse… hop !

Au moment où l’on venait de franchir un petit pont jeté sur un ruisseau qui, encore gonflé des pluies récentes, charriait en torrent ses eaux écumeuses vers le fleuve, un galop de cheval retentit sur le chemin que venait de parcourir le cabriolet.

— Voilà un cavalier, Anthyme, dit la jeune fille, rangez votre jument, car le chemin est vraiment trop étroit ici !

Anthyme obéit vivement. Le chemin était en effet si étroit à cet endroit qu’il eût été impossible à deux attelages de se croiser. Une fois le pont passé, le chemin longeait sur une assez longue distance le ruisseau et de l’autre côté de ce chemin s’élevaient en pente rapide des bois de peupliers et de bouleaux.

Le cocher colla le plus possible bête et voi-