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LA FIN D’UN TRAÎTRE

vous le demandez… C’est bien simple : c’est parce que Monsieur le Comte veut devenir riche.

— Oh ! lui, dit le tavernier, il n’a pourtant pas besoin de se donner tant de mal, tout lui vient à souhait. Rien que le salaire que lui paye le roi, ça le fait riche déjà !

— Tut ! tut ! père Bousquet, pas tant que ça. Pensez-vous, en bonne vérité, que ces hautes gens vivent seulement de l’air qu’ils respirent ? Oh ! je vous garantis qu’au bout de l’an il ne leur en reste pas beaucoup des écus que leur donne le roi.

— N’oubliez pas le casuel, père Brimbalon… un casuel dont je me contenterais rien que de la moitié pour le reste de mes jours. Ah ! mais, à propos, père Brimbalon, vous qui savez tout ce qui se passe là-haut, est-ce bien vrai que Monseigneur — que le bon Dieu garde et préserve — a réussi à convaincre le roi de rappeler en France notre gouverneur ?

— Tiens ! fit le mendiant avec surprise, c’est la première nouvelle qu’on m’apprend ce matin et juste comme je sors de mon nid. Voyons ! faut avouer que vous en savez plus long que moi, père Bousquet,

— Oh ! non, je n’en sais pas bien long. C’est à peu près tout ce que j’ai appris hier soir. Des ouvriers, en buvant un carafon, parlaient de la chose.

— Après tout, il n’y aurait rien d’étonnant dans ça, dit le mendiant qui parut chercher quelque chose dans l’écheveau de ses idées. Car, voyez-vous, Son Excellence Monsieur le Comte — que le Seigneur conserve longtemps sur terre — n’est pas toujours bien tendre avec Monseigneur l’évêque ; et lui, Monseigneur l’évêque — que sainte Brimbale bénisse et chérisse — ne met pas des gants de soie pour dire ses vérités à Monsieur le Comte. Comme vous vous en doutez, il y a piaillerie, boudage et chamaillerie, ce qui fait qu’on ne s’aime pas gros comme son cœur. Ensuite, naturellement, on cherche à s’embarrasser l’un et l’autre, on se chante pouilles, et c’est à qui, après, arriverait le premier à se débarrasser de son voisin. Moi, comme je comprends la chose, il faut que l’un parte et que l’autre reste, ou, si vous aimez mieux, que l’autre reste et que l’un parte.

— Vous pensez, père Brimbalon ?

— Si je pense… je crois bien. Seulement, pour que tout arrive comme je vous dis, il faudrait que l’un soit plus fort que l’autre. Or, Monsieur de Frontenac et Monsieur de Laval ont l’air de se tenir tête avec une égale force, et le bon Dieu sait si l’un pourra jamais battre l’autre !

— Oui, mais il y a le roi, fit le tavernier qui aimait à mordre dans ses opinions, et si le roi décide de mettre le holà, il faudra bien que ça passe comme il aura dit. Or, justement, il paraîtrait que le roi aurait donné avis à Monsieur le Comte d’avoir à faire ses paquets pour le printemps prochain.

— Si c’est comme vous dites, père Bousquet, ça serait alors Monseigneur de Québec qui tiendrait le gros bout ?

— Il n’y a rien de surprenant là-dedans, père Brimbalon, c’est Monseigneur qui a toujours tenu le gros bout avec les autres gouverneurs qui sont venus avant Monsieur le Comte.

— Oui, oui, je sais tout ça. Alors, si vraiment le roi en a décidé comme vous me l’apprenez, il n’y a pas de doute que Monsieur le Comte doit faire une figure à l’heure qu’il est… J’aimerais bien voir ça. Mais bah ! après tout ça m’est bien égal tous ces chamaillages, ça ne me donne rien ni ça m’en ôte. Le pire de tous, ce sera ce pauvre Flandrin Pinchot !

— Eh bien ! quoi, fit le tavernier, il a sa place !

— Oui, tant que Monsieur le Comte a la sienne. Mais si Monsieur le Comte décampe, il faudra bien que décampe aussi Flandrin. Alors, adieu la belle place à huit cents livres l’an !

Et le mendiant soupira profondément, comme s’il eût été chagriné de n’en pas tirer autant.

— Huit cents livres l’an !… soupira le tavernier à son tour. Et dire que ce fainéant de Flandrin ne fait rien pour gagner tout ça. Il n’a qu’à se pavaner dans le Château en beaux habits de velours et de soie !

— Et sa femme, la Chouette, ne voilà-t-il pas maintenant qu’elle sort en soie comme une grande dame ? C’est quasi incroyable !

— Dame ! il est chanceux, voilà tout !

— Que voulez-vous, père Bousquet, c’est la chance… rien que la chance ! Néanmoins, il faut bien reconnaître que la Chouette et son homme l’ont pas mal méritée cette chance. Il me semble qu’ils en ont arraché tout leur plein.

— C’est vrai, faut savoir qu’ils ont eu leurs malheurs eux aussi.

— Et c’est peut-être bien que le bon Dieu ait voulu les récompenser. Mais j’en reviens, père Bousquet, à ce qui me surprend le plus, c’est-à-dire que Monsieur le Comte soit contraint à faire son paquet. C’est bien dommage.

— C’est ce qu’on dit partout, et depuis quelques jours on ne parle que de ça.

— Je commence à vous croire, père Bousquet. Et ce qui me porterait à croire la chose tout à fait, c’est lorsque je me rappelle ce qui s’est passé au Château au mois de juillet dernier. Vous vous en souvenez, hein, père Bousquet ?

— Vous voulez dire cette fois que Monsieur le Comte a fait prisonnier le gouverneur de Ville-Marie ?

— Oui, justement. Or, si le roi a appris l’affaire… hum ! hum ! j’aime autant ne pas me voir dans les bottes de Son Excellence !

— Vous devez bien comprendre, père Brimbalon, qu’il n’y a pas de doute que le roi a été informé de l’affaire par Monseigneur de Québec, et ça doit être la raison qui a contraint le roi de rappeler Monsieur le Comte en France.

— Oui, oui, ça doit être la raison. Pourtant, dans toute cette histoire, il me semble qu’il y a quelque chose qui boite. Car je me dis, père Bousquet, que si le roi a été instruit de l’affaire, il aurait commandé à Monsieur de Frontenac de relâcher le sieur Perrot. Mais non, pas le moindre mot du roi. Ce qui me fait dire encore que le roi a dû faire la sourde oreille, car, vous le savez, le sieur Perrot est toujours prisonnier au Château.

— C’est tout comme vous le dites, père Brimbalon, ça boite à quelque part !

— Boite ou boite pas, père Bousquet, je vais en avoir le cœur net, car je m’en vais aux nouvelles à la haute-ville. Seulement, faudra pas