Page:Féron - La secousse, comédie dramatique en trois actes, 1924.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
LA SECOUSSE

vous arranger pour passer par-dessus, Vraiment, votre conduite à mon égard a été indigne, outrageante !

LOUIS. — Ah ! maman, vous êtes, aujourd’hui, dans vos idées noires ; demain, vous ne penserez plus à cela !

Mme  BERNIER. — Demain ?… Nous verrons…

LA VOIX DE M. BERNIER.(appelant) Julie !

Mme  BERNIER. — Que veux-tu, André ?

LA VOIX DE M. BERNIER. — Je cherche mes pantoufles depuis une demi-heure et je ne les trouve pas… Où sont-elles donc ces gueuses de pantoufles ?

Mme  BERNIER. — Dans le garde-robe, au fond. Y as-tu regardé ?

LA VOIX DE M. BERNIER. — Elles n’y sont pas, j’ai regardé ! À moins que le diable soit venu me les souffler !

Mme  BERNIER. — Je monte… je vais les trouver, moi !

(Elle se dirige vers la porte. Avant de sortir, elle s’arrête et dit à Louis)

Pense à ce que je t’ai dit, mon enfant… pense à tout cela longuement et sérieusement !

Elle sort.

Scène DEUXIÈME


LOUIS.(seul) Ah ! mon Dieu ! quel tiraillement ! J’en suis écœuré à la fin. J’ai hâte que ce mariage soit bâclé, mais j’ai bien plus hâte que mon sot de frère ait disparu pour tout de bon. Tant que je ne le saurai pas à cent lieues d’ici, je serai sans cesse sur le qui-vive.

(Il écrit durant quelques secondes, s’arrête, dépose sa plume, se lève avec agitation, arpente le salon)

Car je me suis promis d’être un jour le maître de cette maison et le possesseur de ce million de mon père. Tout me revient par mon droit d’aînesse, et j’ai tout mérité par mon travail assidu, par ma conduite irréprochable, par la vénération dont j’ai toujours entouré mon père. Ensuite, il est des traditions de noblesse et de respectabilité qu’il importe de sauvegarder dans notre famille. Est-ce Jules qu’on pourrait charger de cette trop délicate mission ? Ah ! non… cent fois non… Jules, allons donc ! il croquerait dix millions en dix ans ; et quant aux traditions, elles iraient vite à la boue ! Non… de droit tout me revient, j’y tiens, je ne démordrai pas ! Et quant à la femme, Angélique, elle est mienne, et gare à qui voudrait me la prendre !

(Il se rassied et poursuit sa lettre)


Scène TROISIÈME

LOUIS — JULES

(On entend la voix de Jules fredonner une chanson légère. Il entre peu après, le chapeau en bataille, le cigare à la bouche, demi ivre. Apercevant son frère, il tressaille, frémit, se raidit, devient grave, s’avance au milieu de la pièce. Voyant Jules, Louis se lève avec surprise.)

LOUIS.(avec dédain) Ah ! c’est toi ?

JULES. — Moi !

LOUIS. — Nous te pensions perdu.

JULES.(avec sarcasme) Et tu préparais mon oraison funèbre ?

LOUIS. — Nous allions faire entreprendre des recherches. Quinze jours…

JULES. — Que je ne suis plus dans vos jambes ? Comme vous avez dû rigoler… toi, surtout !

LOUIS. — Mon père et moi avions à te faire une communication importante.

JULES. — Bon, j’arrive à point. J’ai justement une communication non moins importante à te faire.

LOUIS. — À moi ?

JULES. — À toi !

LOUIS. — Voyons !

JULES.(ton concentré) Tu es un lâche, Louis, et tu es un traître !

(Il jette son chapeau sur un meuble, croise les bras et regarde son frère avec défi.)

LOUIS.(méprisant et lui tournant le dos) Tu es soûl !

JULES.(dans un éclat de rire) Soûl ?… Tu l’as dit. Oui, je suis soûl… soûl d’amour ! ivre d’amour ! fou d’amour !… Tellement soûl d’amour que j’en titube ! tellement fou d’amour que j’en suis jaloux ! oui… jaloux à te casser la tête ! Car l’amour qui m’enivre, celui qui me rend fou, c’est celui-là même que tu m’as volé ! Et c’est ce même amour que tu vas profaner !

LOUIS. — Tu es un enfant, Jules ; j’ai pitié de toi !

JULES.(sarcastique) Et vous !… on n’a pas pitié de vous, monsieur ! Vous êtes un homme, monsieur… un grand homme !

LOUIS.(irrité) Veux-tu m’insulter ?

JULES. — Peut-on insulter un grand homme ? La grandeur n’est-elle pas au-dessus des outrages ? Oh ! moi, cependant, on ne m’insulte pas, parce que je suis un enfant et qu’un enfant ne comprend pas l’injure. Mais on s’empare de mon bien ; et ceci étant pire, est-ce que je ne dirai rien ? Mon frère, tu es vraiment comique ! Eh bien ! moi, je veux être tragique… je veux te souffleter comme on soufflette les couards !

LOUIS. — Jules, mesure tes paroles et surtout prends garde aux menaces que tu fais !

JULES.(se rapprochant.) Qui de nous deux est l’offensé ?

LOUIS.(le repoussant avec mépris.) Tu es un bohème !

JULES.(riant) Un bohème ?… Oh ! je le sais bien… je le sais si bien que je m’en glorifie ! Toi, tu es rangé ; moi, je m’amuse. Que veux-tu ? nous n’avons pas le même sang aux veines ; ou, si nous l’avons, il n’a pas la même couleur. Tu as le sang bleu, le mien est rouge. Le tien est pur, le mien est peut-être empoisonné. Seulement, il est une chose certaine : dans mon sang à moi… dans pas une goutte de mon sang il n’y a la moindre parcelle de lâcheté !

LOUIS. — Ah ! tu m’assommes. Je n’ai que faire de tes divagations. Bonsoir !

(Il va pour se retirer. Jules lui barre le chemin.)