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LA SECOUSSE

JULES.(menaçant) Tu vas m’écouter !

LOUIS. — Ôte-toi de mon chemin !

JULES. — Tu ne passeras pas !

LOUIS. — Je te passerai sur le corps !

JULES. — Essaye !

(Il saisit une bouteille sur le buffet et la lance contre un meuble. La bouteille se casse.)

LOUIS.(reculant) Qu’as-tu à me dire encore ?

JULES. — Je veux que tu me rendes ce que tu m’as volé ! Tu me le rendras, ou je te briserai comme ce verre ! Tu m’as pris celle que j’aime… tu m’as pris l’affection de mon père… tu m’as pris ma part d’héritage… tu me prendras peut-être ma part de Paradis ! Et tu te dis un homme honnête ?… Partout où tu passes, tu te vantes d’être l’honneur de notre famille, tu fais le vertueux, tu te montres d’une probité prodigieuse, et c’est toi qui s’en vas ensuite injecter au cœur d’une enfant naïve et sans expérience le fiel de ta jalousie ! Après tout cela, tu me dis : mon frère !… Eh bien ! moi, je ne veux pas être ton frère ! Je ne veux pas me parer de ces titres de famille pour aller les traîner dans la fange où tu les traînes, toi !

LOUIS. — Toi-même, ou traînes-tu ?

JULES. — Là où tu serais encore trop sale… oui, là où ta seule présence suffirait pour salir ! Tu t’appelles et tu prétends être un monsieur distingué, et, au fond cependant, tu n’es qu’un rogneux ! On se découvre sur ton passage, mais on ne sait pas que tu portes la lèpre aux entrailles ! Et c’est à moi qu’on jette la pierre ! Pourquoi ? Mon Dieu ! uniquement parce que je trouve la nature belle, parce que je la chante, parce que je l’acclame, parce que je lui voue ma jeunesse ! Est-ce ma faute, si Dieu, au lieu de laisser tomber du venin dans mon âme, y a déposé une essence de fleur ? J’aime la femme… parce qu’elle est belle, parce qu’elle est faite pour être aimée, parce que ma nature me porte à l’admiration et à l’amour ! J’aime le vin, parce que mon Créateur a voulu que j’y puise la force et la vie ! Pourquoi me le reprocher ? Pourquoi vouloir m’empêcher de jouir de l’existence qu’on m’a donnée ?… du moment que je suis prêt à en subir toutes les misères et à en souffrir tous les tourments ! Je ne fais qu’obéir aux lois de ma nature, je ne me rebelle point, je marche. Si, par hasard, par mégarde, il arrive que j’enfonce un peu plus bas qu’il ne faut, je m’arrache aussitôt, je me dresse de suite, et, alors, j’ai la satisfaction et l’orgueil de me dire que je ne suis pas descendu jusqu’à la monstruosité comme toi ! Comprends-tu ?

LOUIS. — Je comprends seulement que tu as fini par perdre toute raison. Tu n’as pas eu et tu n’as pas encore assez de cervelle pour comprendre, toi, que tu n’as jamais été aimé ! Le jour où tu es revenu d’un rêve enfantin et passé à la réalité, tu fus pris d’une rage insensée que tu cherches à faire retomber sur moi ! Ah ! pauvre idiot !… Tu n’avais pas même assez de lueur dans ton intelligence abrutie pour t’apercevoir que celle, dont tu déplores la perte, a tout bonnement voulu se moquer d’un imbécile !

JULES.(ricanant) C’est toi qui le dis ?

LOUIS. — Va le demander à Angélique !

JULES. — Ah ! ne prononce pas ce nom ! Quand je t’entends le prononcer, il me semble que tu blasphèmes !

LOUIS. — Écoute, Jules, tu n’es pas raisonnable ; tu me sembles pas te faire une idée de la vie affreuse que tu mènes. Tout le monde te voit, tout le monde te montre du doigt. On saisit la surprise et le mépris dans ces paroles qu’on entend à chaque instant : « Ça ?… c’est le fils du respectable et riche monsieur Bernier !… » Comment, après cela, veux-tu que nous ne soyons pas mortifiés ? Comment peux-tu t’attendre qu’une jeune fille honnête et de bonne famille soit disposée à unir sa destinée à la tienne ?

JULES. — Ne lui as-tu pas dit que j’étais un débauché ?

LOUIS. — Mettons que, dans un moment d’irréflexion, j’ai pu dire quelque chose d’approchant, ça n’avait pas bien d’importance, puisqu’elle savait tout. Autre chose que tu ignores peut-être : nous nous aimons, et, par le fait, tu ne lui es de rien. Oh ! elle n’osait pas te le dire, comme ça, tout d’un coup…

JULES.(ahuri) Ah ! elle n’osait pas…

LOUIS. — Tant elle avait peur de te chagriner !

JULES.(avec un sourire d’amertume) Elle m’estimait donc à ce point ?

LOUIS. — Ne vois-tu pas d’ici toute la délicatesse de cette jeune fille ?

JULES. — Ah ! ce que je vois maintenant, c’est que tous les deux vous avez joué une parfaite comédie dont vous avez espéré me faire le bouffon !

LOUIS. — Pouvais-tu être autrement qu’un bouffon, en supposant que nous ayons joué une comédie ? N’agis-tu pas en véritable bouffon dans la société ? Ce n’est pas pour te faire du mal que je te dis ces choses, Jules ; c’est avec l’espoir que je réveillerai ton intelligence et que tu finiras par t’amender et devenir meilleur garçon.

JULES.(railleur) Comme toi ?

LOUIS. — Dame ! on ne peut pas dire que je t’ai donné l’exemple de la débauche !

JULES. — Oh ! non, tu es un malin, toi ! Tu es de cette espèce humaine qui sauve les apparences et qui revêt les haillons d’un manteau de pourpre ! Oh ! moi, je sais bien quelque chose que je ne dis pas à tout le monde ! Par exemple, je ne dis pas à quiconque que, des fois, il arrive à monsieur mon frère de passer une nuit entière, souvent deux nuits consécutives à son club, et qu’il arrive encore ceci qu’on peut apprendre, de ses amis ou des serviteurs du club, que le même monsieur mon frère a passé ces deux nuits écrasé sous une table chargée de bouteille et de victuailles ! On peut apprendre aussi, pour peu qu’on y mette de sa peine, que monsieur Louis Bernier, le fils aîné du respectable et riche Monsieur Bernier, se permet de donner, par ci par là, un