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LA VIERGE D’IVOIRE

— En la lui rendant, si Adolphe allait retomber dans sa maladie !

Le brave homme eut un vertige de frayeur.

— Alors, dit-il à Philippe d’une voix angoissée, c’est votre petite statuette que vous voulez ravoir

Philippe se mit à rire.

— Non, Monsieur Beaudoin, puisque je vous l’ai donnée. Je veux vous payer votre souper d’hier, parce que j’ai pensé que la statuette ne valait pas grand-chose. Tenez ! voici un dollar, je paye mon souper de ce soir d’avance et celui d’hier.

Le restaurateur regarda Philippe avec une certaine émotion. Puis il prit le dollar, le considéra un moment très pensif, et le remit au jeune homme en disant avec un sourire heureux :

— C’est tout payé pour hier et pour ce soir.

— Merci, monsieur Beaudoin.

Et pendant que Philippe allait s’asseoir à la même table de la veille où il voyait Eugénie, très souriante, préparer déjà son couvert, le bossu se disait, plus heureux encore peut-être que Philippe Danjou :

— Allons !… je garde la Vierge d’Ivoire.

Et ses yeux ravis suivaient le jeune homme qui avait apporté chez lui le bonheur.

Philippe Danjou salua gracieusement Eugénie qui lui demanda, comme du reste elle demandait à tous les clients de connaissance :

— Vous avez fait une bonne journée, monsieur ?

— Oui, mademoiselle, excellente journée, merci.

Et, ce soir-là encore, Philippe mangea comme un ogre. Eugénie lui servit les meilleurs morceaux et trois fois ce qu’on servait d’ordinaire pour vingt-cinq sous. Et la jeune fille pensait encore que c’était bien payé, puisque la statuette avait fait un miracle !

Aussi, très reconnaissant, le jeune homme ne manqua pas de paroles très aimables. Il promit de suite qu’à l’avenir il prendrait tous ses repas chez le restaurateur. Eugénie paraissait très heureuse, et Philippe aurait bien voulu entretenir la jeune fille un peu plus que la veille de ce jour, mais il était très pressé. Il avait une besogne importante à faire ce même soir, et voici ce que c’était.

Depuis quelques mois le jeune homme partageait le lit d’un ancien camarade de travail, sur la rue Papineau. Mais il trouvait l’endroit un peu loin de son travail et il voulait se rapprocher. D’ailleurs, maintenant qu’il avait une place et gagnait de l’argent il pouvait se payer le luxe d’une chambre à coucher à lui seul, et il avait été assez longtemps un hôte peut-être gênant. Il se rendit donc sur la rue Papineau, y prit une petite valise qui contenait quelques pièces de linge usagé, mais qui pouvaient servir encore en attendant des jours plus prospères, et revint Place Jacques-Cartier où il savait trouver une chambre dans une pension à bon marché, c’est-à-dire à raison de un dollar et demi par semaine. Non, ce n’était pas du luxe, mais en attendant…

Il avait déjà domicilié dans cette pension, au temps où il travaillait sur le port. Il était donc connu, et on ne fit aucune difficulté pour le recevoir. La chambre était payable d’avance, mais Philippe expliqua sa situation, donna cinquante sous à l’avance et promit de payer le reste le samedi suivant, jour de paye. Il lui restait suffisamment pour manger en attendant ce jour. Du reste, il ne prenait que juste deux repas par jour, le matin et le soir. Oh ! quant au repas du matin, il était très sommaire : Philippe s’arrêtait dans une taverne de la Place où, moyennant cinq sous, il pouvait déguster un immense verre de bière et croquer quelques miettes de fromage et de biscuits. Mais cela lui suffisait. Le midi il ne mangeait pas. Mais le soir venu, la portion que lui servait Eugénie lui valait bien deux bons repas, de sorte qu’il se rattrapait.

Pour tout dire, Philippe se trouva