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LA VIERGE D’IVOIRE

avait payé, était en train de prendre son dîner. Il faillit tout simplement s’étouffer.

Douze piastres !… rien que pour trois ou quatre fleurs, et pas naturelles encore… et puis quelques petits fil de fer et un morceau d’étoffe quelconque grand comme la main… douze piastres ! Non, non… cela ne se pouvait pas !

Mais il avait bien fallu le croire et supporter ce grand malheur !

Oh ! mais il ne s’était pas fait du sang longtemps le brave bossu, car le chapeau d’Eugénie attirait plus d’un regard à la messe le dimanche, à Notre-Dame, chaque fois qu’elle se rendait au bras de Philippe Danjou. Amable, ensuite, car il n’était pas aveugle, avait vu que ça collait d’une certaine façon entre le beau garçon et sa fille ! Ma foi, il n’y avait rien à dire ni à redire ! Ce jeune homme n’avait encore rien qu’un petit salaire, c’est vrai ; mais qui sait ? il pouvait faire comme bien d’autres et arriver plus ou moins tard à quelque chose de solide : car le commerce est toujours le commerce ! Oui, monsieur Philippe Danjou pourrait bien un jour être un riche négociant de la rue Saint-Paul !

Oui… oui… il y a un commencement à tout !

Amable Beaudoin, en pensant ces choses, était loin de s’imaginer que ce qu’il venait de penser au sujet de l’avenir de Philippe allait se réaliser, et bientôt ! Seulement, le pauvre homme, ne pouvait pas deviner comment et par quelles circonstances Philippe Danjou allait voir à la tête d’une maison de commerce très importante.

N’importe ! Ça ne lui déplaisait pas du tout de voir sa fille Eugénie au bras de ce jeune homme.

Et lui ce jeune homme — ah ! il faut bien le dire en toute franchise — oui, ce Philippe faisait tout bonnement un jeu innocent. Il ne détestait pas Eugénie, oh ! pas le moindrement, il avait même pour cette enfant naïve et toujours gaie une très grande estime ; mais il ne ressentait pour elle aucun de ces sentiments qu’on est convenu d’appeler des sentiments d’amour ! Non, Philippe ne pensait pas à plus que de se faire une compagne pour passer les dimanches et les longues soirées. Car après son travail de chaque jour accompli, il s’ennuyait. Il n’avait pas d’amis, hormis ce Fernand que nous avons rencontré une fois ; mais ce Fernand avait un amour vrai lui, car ce Fernand aimait justement la fille du patron de Philippe, M. Roussel.

Philippe n’avait donc pas d’amis pour s’amuser. D’ailleurs il était rangé et voulait préparer son avenir, et il lui semblait important pour arriver vite et bien de se tenir à l’écart des jeunes gens dissipés. Or, il avait trouvé dans Eugénie une jeune fille plaisante, sinon la plus belle des filles d’Ève, une jeune fille très empressée auprès de lui… trop empressée même à son goût ! Car il avait peur de se trouver vis-à-vis d’une dette d’amitié et de gratitude qu’il ne saurait peut-être pas payer de retour. Si Eugénie allait l’aimer lui, il n’était pas sûr de pouvoir l’aimer, elle, et il ne voulait pas aller plus loin que les bornes d’une simple camaraderie.

Mais cette camaraderie n’était pas l’unique de Philippe Danjou, ailleurs que chez le restaurateur de la rue Notre-Dame le jeune homme s’était fait une autre camarade.

Le jour même où il allait quitter sa pension de la Place Jacques-Cartier pour aller domicilier au Carré Viger, une jeune fille, sa voisine de chambre, lui avait dit, les lèvres tremblantes d’anxiété :

— Ce n’est pas gentil, monsieur Philippe, de vous en aller !

— Pas gentil, pourquoi ? demanda Philippe en souriant. Est-ce que ça vous fait de la peine ?

— Beaucoup !

— Vraiment, Hortense ?

— Je vais m’ennuyer énormément… ils sont si stupides les autres ici !

— Tiens ! j’espère bien que vous ne m’aimez pas ? dit Philippe en riant.

La jeune fille le regarda profondé-