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LA VIERGE D’IVOIRE

conseils, c’est parce qu’il croyait sincèrement que Lysiane allait mourir, et aussi parce qu’il redoutait que le découragement ne portât son fils aux folies de jeunesse et aux désordres. Selon lui, seul un autre amour pouvait tout sauver.

Il avait peut-être raison, car sous l’empire de son désespoir, il était à craindre que Fernand, jeune, bouillant, d’un sang vigoureux et ardent, ne se laissât aller à la dérive et de là sur la pente des plaisirs dangereux. Cette lettre de son père était peut-être venue au bon moment, elle avait été pour le jeune homme un baume et un soulagement.

Il s’était dit aussitôt :

C’est vrai, cette pauvre Lysiane n’est plus de ce monde, et mon père a raison : je dois songer à m’établir.

Et son oncle avait exprimé les mêmes sentiments.

Ce fut sur ces entrefaites que Fernand rencontra Hortense à Burlington, et cette fille, jolie, de bonne mine, qu’il connaissait déjà de vue, plut à son imagination. Les amours avaient marché très vite, si vite que, au 15 janvier, Fernand promettait d’épouser Hortense à Pâques.

Ce fut pour tous deux, dès lors, le bonheur.

Et Hortense se disait avec une joie trépignante :

— C’est peut-être ma Vierge d’Ivoire qui m’a porté cette chance-là, et je me rappelle que Jeanne me l’avait dit. Ma foi, tant mieux, je l’embrasse !

De sa sacoche elle avait aussitôt tiré la statuette et l’avait pressée sur ses lèvres avec amour et respect.

Alors elle avait écrit à son amie à Montréal qu’elle retournait reprendre son poste sur la rue Craig en attendant qu’elle devint la femme de Fernand Drolet. Et elle avait terminé sa lettre par ces mots :

— Oui, ma chère Jeanne, tu as dit bien vrai, cette fois-là, en me disant que cette statuette d’ivoire me porterait peut-être bonheur. Tu ne peux pas te figurer comme je suis heureuse… si heureuse qu’il me semble souvent que c’est un beau rêve que je fais seulement !…


IX

LA VIERGE MOURANTE


Le bonheur ne frappe pas à toutes les portes : c’est un passant d’humeur bizarre.

Parfois aussi, il frappe, entre, puis s’en va. Et l’on pourrait dire que c’est presque toujours ainsi. Le bonheur, tout comme la fortune, est capricieux et inconstant !

Un jour, d’un misérable il avait fait un bienheureux : Philippe Danjou. Puis il avait apporté la joie dans la maison du restaurateur, Amable Beaudoin. Pendant de nombreuses années il avait habité au foyer de M. Roussel. Or, un jour, il avait déserté Philippe tout à coup en le mettant dans l’impuissance de soulager la douleur de son patron. Oui, depuis que Philippe n’avait pu rendre à M. Roussel la Vierge d’Ivoire qu’il avait trouvée et donnée à Amable Beaudoin le jeune homme était malheureux… très malheureux. Il avait abandonné le restaurant de la rue Notre-Dame et, sans le vouloir, il avait fait une misérable : Eugénie, qui ne se consolait plus ! Et Eugénie étant malheureuse, toute la famille tombait sous le coup de sa souffrance.

Le lendemain de ce soir où Philippe avait couru chez Amable Beaudoin pour lui redemander la Vierge d’Ivoire, le jeune homme avait demandé à sa maitresse de pension de la Place Viger de lui fournir les vivres. La bonne femme, qui estimait Philippe, ne l’avait pas refusé, et pour cela représentait un revenu supplémentaire. Du reste, elle avait longtemps demandé au jeune homme de prendre ses repas chez elle. Mais elle ignorait que Philippe préférait manger chez Amable Beaudoin par reconnaissance pour ce dernier et par amitié pour Eugénie.

Mais cette amitié s’était tout à coup effacée lorsque la jeune fille avait annoncé à Philippe la perte de la statuette d’ivoire, et Philippe gardait à la jeune fille une rancune pour la négligence qu’elle avait montrée en ne mettant pas en lieu sûr la statuette. Il lui en voulait énormément encore, à ce point qu’il finissait par la haïr.