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souffrait atrocement. En elle-même elle appelait à son secours le capitaine Aramèle ! Quelle joie, quel triomphe elle eût éprouvé si tout à coup elle avait vu apparaître le capitaine ! La courte vision qu’elle eut des siens la détacha encore une fois des êtres et des choses qui l’entouraient. Le major, qui l’observait à la dérobée, remarqua à l’oreille de Mrs Whittle :

— Je pense bien que la petite ne sera pas facile à dompter !

— Elle est tenace, sourit Mrs Whittle, mais je crois que Mrs Loredane, une fois que tout ce monde sera parti pour la salle de danse, trouvera bien le moyen de la dégourdir. Je lui ai déjà soufflé un mot à l’oreille à ce sujet.

Or, comme si la tenancière eût deviné ces paroles, elle quitta la table où elle avait présidé cette réfection gargantuesque pour venir se mêler à la conversation des Whittle et du lieutenant Hampton. C’était au moment où plusieurs convives quittaient le réfectoire pour se rendre à la salle de danse.

Mrs Loredane, qui connaissait assez de français pour se faire comprendre, baragouina quelques paroles aimables à Thérèse, puis, se penchant vers Hampton avec un sourire ambigu, elle lui murmura :

— Lieutenant, je ne m’étonnerais pas de vous trouver ce soir même le gant qu’il vous faut !

— Et la pointure aussi ? demanda Hampton avec un sourire ignoble.

— Parfaitement. Je m’y connais…

D’un coup d’œil elle indiqua Thérèse qui, distraite, laissait errer ses regards sur les choses de la table.

— Malheureusement, chère madame, répliqua Hampton, vous arrivez trop tard !

— Quoi ! s’écria avec surprise la grosse tenancière, serait-ce déjà accompli ?

— Eh oui ! Et l’honneur ne peut vous en revenir !

— Bah ! fit Mrs Loredane en clignant un œil malin, vous ne me direz pas que c’est Mrs Whittle qui a réussi cette affaire pour vous.

— C’est pourtant tout comme si je vous le disais ? se mit à rire Hampton.

— Je doute fort, mon cher ami, car votre conquête ne m’a pas bien l’air assurée.

— Comment pouvez-vous douter ? demanda Hampton avec surprise.

— Parce que je m’y connais, je vous l’ai dit. Et je vous dirai encore que vous ne pouvez faire cette conquête, dans les circonstances que je découvre, sans le secours ou tout au moins le concours habile d’une femme d’expérience.

— Et vous avez cette expérience ? interrogea Hampton.

— J’ose m’en vanter, essayez-moi !

— C’est bien, consentit Hampton, voyons ce que vous pouvez faire.

— Mon cher, reprit à voix basse Mrs Loredane, avant que la dixième heure n’ait sonné, cette fille sera à vous !

Hampton rougit vivement… il rougit de plaisir, d’une envie féroce de posséder cette fleur canadienne qu’il sentait frémir près de lui, cette fleur qui l’enivrait de son parfum très doux, cette fleur timide qu’il voulait non pas cueillir pieusement comme une chose fragile et précieuse, mais prendre violemment pour la briser dans un emportement de passion brutale.

Alors Mrs Loredane s’adressa à la jeune fille de sa voix onctueuse et grasse et avec un sourire fade :

Dear Theresa, vous ne mangez donc plus ?

La jeune fille n’avait presque pas touché aux mets que lui avait fait servir Mrs Whittle.

— Je n’ai pas faim, madame, répondit l’orpheline, et je voudrais bien m’en aller.

En même temps elle jetait un regard suppliant à Hampton, comme pour l’implorer de l’emmener hors de cet endroit odieux et de la reconduire chez elle. Car elle comptait toujours sur la promesse du lieutenant, qu’il irait la reconduire chez le capitaine Aramèle après le dîner.

Or, ce dîner tirait à sa fin.

Les convives, par groupes bruyants, gagnaient la salle de danse, et bientôt il ne restait que les serviteurs qui s’empressaient de desservir, et les Whittle. Il restait encore l’inconnu de la table voisine, qui semblait prendre un temps considérable à faire son repas et qui, depuis un moment, examinait du coin de l’œil l’orpheline.

Le major Whittle, en finissant son dessert, vidait des coupes de vin rouge, tandis que Mrs Whittle, qui avait surpris les regards de l’inconnu sur Thérèse, essayait par quelques mimiques discrètes et des sourires de nouer avec cet étranger d’allure distinguée une aventure galante. Mais l’inconnu ne paraissait pas voir les mimiques et les sourires et il évitait les regards de Mrs Whittle.

La jeune femme en ressentit un vif dépit