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LE DRAPEAU BLANC

Mme  Péan sourit avec satisfaction. En y pensant bien, elle préférait encore « le taudis » de maître Hurtubise que la longue route de la Pointe-aux-Trembles aux Trois-Rivières et du retour à Québec.

Pour que notre lecteur puisse mieux saisir l’intrigue qui va se nouer, il importe de poser ici, croyons-nous, une note d’éclaircissement.

On sait que lorsque Québec fut livrée aux Anglais, le 17 septembre 1759, alors que la garnison pouvait tenir encore une dizaine de jours et attendre l’arrivée de Lévis à la tête de l’armée entièrement reformée, les Canadiens crièrent à la trahison. M. de Vaudreuil lui-même, plaidant sa cause devant le roi en 1762, se vit contraint d’avouer que la trahison avait perdu la colonie ; et sans accuser directement et positivement Bigot et sa bande, il fit retomber sur eux ou sur leur administration toute la responsabilité de cette perte. Il est certain que Québec subit l’effet de la trahison, en ce sens que M. de Ramezay ne suivit pas à la lettre les instructions que lui avait données M. de Vaudreuil avant son départ du camp de Beauport. M. de Ramezay fut-il la dupe des créatures de Bigot ? Ou bien participa-t-il volontairement à leurs trames ? Il serait téméraire et injuste d’accepter cette dernière hypothèse ; car M. de Ramezay était reconnu pour un soldat loyal et un fidèle serviteur de la monarchie. Son passé attestait, en outre, qu’il était homme d’honneur et incapable de tremper dans la trahison. Il faut donc admettre qu’il fut simplement une dupe. Certains officiers du temps avaient attribué l’action de Ramezay à un ordre de M. de Vaudreuil, ordre écrit au grand quartier général sur la rivière Jacques-Cartier, qui signalait l’incapacité de l’armée de reprendre l’offensive cet automne-là, et qui enjoignait au commandant de la place d’ouvrir les portes aux Anglais après en avoir obtenu les meilleurs termes de capitulation. M. de Vaudreuil avait démenti cette assertion en établissant qu’il n’avait atteint le quartier général que le 16 au soir, et que le midi de ce même jour les officiers de la garnison de Québec avaient déjà commencé à discuter les termes de la capitulation. Il avait ajouté qu’eût-il envoyé cet ordre, il ne l’eût pas fait avant le 17 au matin, et que, conséquemment, son courrier ne serait pas arrivé avant le 17 au soir, alors que le midi de ce même jour le drapeau blanc avait été hissé sur le Fort Saint-Louis. Il faut donc croire qu’un message, vrai ou faux, d’un certain grand personnage était parvenu à Ramezay au plus tard le 17 au matin. Et si donc tel message avait été reçu, il n’avait pu venir que de Bigot ou de l’un de ses associés qui, tous, désiraient ardemment d’abandonner le pays. Notons encore que l’intendant Bigot n’avait cessé de jouer double jeu, tant auprès des représentants du roi dans la colonie qu’auprès des ministres de France. Dans les conseils tenus soit à Québec soit à Montréal, l’intendant prenait le ciel à témoin qu’il se dévouait pour le salut de la Nouvelle-France. Il ne cessait d’écrire aux ministres tous les efforts qu’il faisait nuit et jour pour ménager à Sa Majesté ce beau et riche domaine qui portait envie à l’Angleterre. En même temps que le gouverneur il adressait à la Cour des appels au secours qu’on aurait juré mouillés de ses larmes. Et pour faire valoir ses services et son dévouement il accusait Montcalm d’imprévoyance et de légèreté, et assurait qu’il exposait sans cesse le pays à sa perte. Si, néanmoins, Bigot ne fut pas l’auteur de ce message mystérieux reçu par Ramezay le 16 septembre, il est certain qu’il influença les marchands de la cité et les amena à faire pression sur le commandant de la place dont il connaissait bien la faiblesse et l’indécision. Voilà donc, autant qu’il est possible d’y arriver, la vérité des faits historiques desquels nous ne voulons pas nous écarter, faits tout entourés de lacunes que nous essayons seulement de combler.

En supposant que le mystérieux message ne fût pas de Bigot, mais de l’un de ses associés, on peut donc fort soupçonner Péan d’en avoir été l’auteur : d’abord parce que sa femme était la maîtresse et la confidente de l’intendant, et ensuite parce que Péan était l’esclave de cet homme, maître de la Nouvelle-France.

Péan avait donc été très désorienté par la nouvelle que Flambard avait échappé aux gardes et celle que Lévis revenait à Québec ; mais il se raccrocha bientôt à l’idée émise par sa femme.

Après un autre temps de silence, il s’écria :

— Par Notre-Dame ! mettons-nous donc à l’œuvre sans plus tarder.