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LE SIÈGE DE QUÉBEC

lasser… Tiens ! tiens ! avale encore de la bonne bouillie de papa Pertuluis !

L’enfant mangeait et riait à cette face affreuse qui se penchait vers lui. Blond comme sa mère, tout blanc et tout rose, joli à croquer, l’enfant, avec ses grands yeux bleus et doux qui considérait avec une sorte d’étonnement les deux grenadiers et les choses disparates qui encombraient la baraque, pouvait ressembler à un ange captif dans les bras d’un démon. Et il n’avait pas peur de cet homme qui lui parlait avec une voix de bête fauve, encore que le grenadier essayât d’adoucir le ton de sa voix. Le petit mangeait… il mangeait même avec délices la fade bouillie que lui présentait au bout d’une cuiller de bois Pertuluis. Et il riait volontiers aux paroles et aux jurons de l’un ou de l’autre de ses gardiens. Parfois, il bégayait le mot « papa »…

Pertuluis, sans le vouloir, rougissait, puis sa voix tremblait étrangement, quand il disait :

— Oui, oui, papa… Mais dis donc « papa Pertuluis » !

L’enfant souriait, regardait plus attentivement les balafres du grenadier et essayait :

— Papa… ’luis !…

Pertuluis partait de rire aux éclats.

— Ah ! p’tit chien ! grommelait Regaudin en glissant une casserole sous les braises, tu oublies déjà ton papa Regaudin !

— Papa… ’din ! chantait la voix du petit.

— Mais non… mais non, se récriait Pertuluis. Laisse donc, petit, ce croquant de fouille-au-pot, ce brasseur de marmites, ce frotteur d’ustensiles, ce… Dis encore : c’est « papa Pertuluis » !

Mais l’enfant paraissait tout à coup distrait par quelque nouvel objet qui frappait ses regards et les attirait, et il levait ses yeux vers les viandes accrochées aux poutres de la baraque.

— Ah ! ah ! le p’tit bougre ! s’écria Regaudin. À le voir regarder de ses grands yeux ce quartier de bœuf, on parierait qu’il veut le manger !

À ce moment, Pertuluis fit un brusque mouvement, et sa main renversa par inadvertance le bol de pierre qui roula de la table jusqu’à terre où il se cassa.

— Ventre-de-ventre ! petite canaille ! jura le grenadier en poussant l’enfant au bout de ses bras.

— Eh ! quoi donc ? fit Regaudin en se tournant.

— Ce p’tit morpion ! grogna Pertuluis, il a fait pipi sur ma culotte neuve !

Regaudin partit de rire.

— Eh ben ! quoi ? On ne se fait point papa pour rien !

Et comme le petit, effrayé par le juron du grenadier et par le bruit du bol cassé, s’était mis à pleurer, Regaudin reprit :

— Voyons ! Pertuluis, si tu as tant la main que ça, recolle-lui une autre couche et refourre-le dans son panier. Du reste, il a mangé comme un p’tit cochon, ce p’tit gueux-là.

Sans mot dire Pertuluis fit comme le lui recommandait son compère.

L’enfant, cette toilette faite, s’était remis à rire.

Pertuluis l’éleva au bout de ses bras, grommelant avec un air moitié fâché et moitié riant :

— Et dire qu’on aime ça quand même, ce p’tit saligaud-là !

L’enfant riait plus fort.

— Et tu ris encore, p’tite vermine.

Pendant un bon moment le grenadier se mit à dorloter et à caresser l’enfant. Puis, sur la recommandation de Regaudin, qui venait de terminer son pétrissage et de mettre aux braises le dernier pain dans la dernière casserole, Pertuluis reposa l’enfant dans le panier où il ne tarda pas à s’endormir.

Alors, les deux grenadiers, assis côte à côte sur un des grabats, se mirent à causer sérieusement.

— Pertuluis, commença Regaudin, je n’ai pas idée de garder cet enfant tout le temps que durera la campagne. On ne sera pas toujours à faire le cordon-bleu. Il va falloir reprendre flingot et flamberge, frapper et d’estoc et de taille… enfin, bref, qui prendra soin du p’tit ?

— Où veux-tu en venir, Regaudin ?

— À ceci, qu’il faut s’en défaire !

— Ah ! tu n’as pas envie de le tuer, j’imagine ?

— Non, tu sais bien.

— Alors ?

— C’est tout simple comme pierre sur pierre… écoute. Si je m’appelais Pertuluis, j’irais chez le capitaine Vaucourt et je lui bâclerais l’affaire moyennant mille louis. Je te garantis, à moins qu’il n’ait plus le cœur à la bonne place, qu’il les donnera comme un simple maravédis pour ravoir son petit, pas vrai ?

— Mais lui, le capitaine, où le trouver ?

Pardieu ! à la ville.

— Fait-il donc partie de la garnison ?

— Est-ce que je sais seulement ? Mais en t’informant, on te dira peut-être quelle compagnie il commande, et ce ne sera plus qu’une affaire de discussion entre toi et lui.

— Oui, mais n’entre pas en la ville qui veut, répliqua Pertuluis songeur. Et puis, si, en supposant que j’entrerais, on ne pouvait me dire où trouver le capitaine ?

— En ce cas, moi j’aurais un conseil à émettre.

— Voyons !

— En attendant que les Anglais soient repartis avec leurs navires, je confierais le petit à la mère Rodioux.

— Perds-tu la tête, Regaudin ? La mère Rodioux ? Cette vieille harpie ? Mais elle nous le volerait, la friponne, et par le fait même elle nous volerait nos mille louis ! Non, non, Regaudin, pas de tels conseils, ventre-de-biche !

— Ou bien, reprit Regaudin, on pourrait le donner en soins à quelque bonne femme du voisinage, comme certaine paysanne, pas loin d’ici, que je connais bien, et dont le mari est dans les milices. Elle a un enfant à elle, de sorte qu’elle s’y connaît. Elle n’est pas seule à la cambuse, un vieux bonhomme, le père du milicien, demeure avec elle. Je la pense bien honnête et je suis sûr qu’elle veillerait avec tendresse sur notre petit.

— Est-ce la femme du milicien Aubray ?

— Juste.