Page:Féron - Les cachots d'Haldimand, 1926.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

V

À FOND DE CALE


On se souvient de l’émoi qu’avait causé l’apparition si inattendue de Saint-Vallier sur la rue Champlain ce samedi, 30 septembre 1780, et l’on était loin de soupçonner seulement qu’à la même minute Saint-Vallier était dans son cachot. Le peuple avait donc de suite pensé que le jeune homme s’était évadé, ou que le gouverneur lui avait donné sa liberté. La surprise fut à son comble lorsque courut par la ville entière que Saint-Vallier n’avait pas une seconde quitté sa prison. L’on commença de croire à la sorcellerie.

Haldimand n’avait pas voulu croire à cette apparition, avant qu’il ne se fût rendu en personne au cachot de Saint-Vallier… et Saint-Vallier y était toujours et bien solidement enfermé et bien gardé et surveillé. Et puis Haldimand avait trouvé Saint-Vallier comme on le lui avait toujours dépeint : de bonne humeur.

— Eh bien ! monsieur le général, venez-vous m’annoncer enfin que mon procès aura lieu bientôt ?…

Le général n’avait pas daigné répondre au prisonnier, cette question à brûle-pourpoint l’avait désemparé, et il s’en était allé satisfait au fond de lui-même que son prisonnier ne lui échapperait pas.

Tout de même, il avait bien fallu expliquer de quelque façon l’apparition du prisonnier sur la rue Champlain, où tout un peuple l’avait vu et acclamé. On avait de suite fait courir qu’un loustic avait voulu se payer la tête des citadins en revêtant l’apparence extérieure de Saint-Vallier, et l’on avait fini, en effet, par accepter cette explication. Seul, le lieutenant anglais, Foxham, ne demeurait pas convaincu. Pour lui il y avait un mystère qu’il importait de pénétrer. Il connaissait trop bien Saint-Vallier pour confondre ses traits avec un comédien quelconque, et le coup de poing qu’il en avait reçu était une preuve de la vigueur qu’on reconnaissait au jeune Canadien.

Mais, une chose, Foxham, comme Haldimand, comme toute la population de Québec, ignorait la ressemblance qui existait entre Saint-Vallier et Pierre Darmontel. Car jamais les deux jeunes hommes n’avaient été vus ensemble dans la cité. Pierre Darmontel y était venu avec son père après que Saint-Vallier eut pris la route de l’Europe, et encore Pierre Darmontel n’y était demeuré que quelques mois avant son départ pour la France, et il y était tout à fait inconnu. Tout ce qu’on savait, c’est que M. Darmontel, le commerçant, avait un fils qui faisait des études en France et en Angleterre. Les circonstances allaient donc favoriser le truc que les deux jeunes gens avaient imaginé. Et après cet incident de la rue Champlain, Saint-Vallier était devenu l’homme le plus populaire de la cité de Québec. Tout le reste de ce jour des groupes nombreux s’étaient réunis sur la Place des Jésuites, dans l’espoir d’apercevoir le visage de Saint-Vallier derrière les barreaux de sa lucarne. Mais les sentinelles étaient là, et leurs regards ne se détachaient pas de cette lucarne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Neuf heures du soir venaient de sonner aux horloges de la haute-ville.

Là-haut, comme en la ville basse, l’animation du matin n’existait plus. La ville entière était silencieuse, ses rues et ses ruelles noires et désertes. Les habitations étaient obscures à cause de leurs volets clos. La seule vie qui semblait exister venait des tavernes et des cabarets de la basse-ville, ces endroits étaient remplis de buveurs joyeux : artisans, pêcheurs, soldats et matelots.

La température avait brusquement changé dès le crépuscule, un grand vent glacial soufflait du Nord-ouest, et l’on entendait mugir les vagues du fleuve. Les flots étaient très noirs, car nulle étoile ne brillait pour y réfléchir ses rayons, le ciel était couvert de nuages opaques. Mais on apercevait à quelque cent toises du rivage les lumières oscillantes des trois navires de guerre retenus par leurs ancres. Tous trois formaient une ligne horizontale, leur proue tournée vers l’ouest, et séparés l’un de l’autre par un espace d’environ cent toises. Les deux navires qui occupaient les extrémités de la ligne étaient éclairés par deux falots chacun accroché à son mât, tandis que celui du milieu n’avait qu’une seule lanterne à son mât d’artimon. Un veilleur, le fusil à l’épaule, faisait les cent pas le long du parapet du côté de la ville, on découvrait sa silhouette diffuse chaque fois qu’il passait dans le rayon de lumière de la lanterne. À part ce veilleur qu’on pouvait remarquer sur chaque navire, les trois bâtiments paraissaient déserts et inhabités. Le plus grand silence y régnait. Il faut dire que tous les soirs les officiers et matelots se rendaient en de légères embarcations à la ville où ils passaient la plus grande partie de la nuit. Le plus souvent ils ne