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chef capable de porter aux plus hauts sommets les destinées de la race française du Canada.

En pénétrant dans sa bibliothèque il alla tendre ses mains blanches et soignées aux flammes claires du foyer tandis que son fils allait prendre place à une grande table chargée de papiers et de livres.

Du Calvet tourna son dos au foyer, jeta un long regard aux portraits de sa femme et de son fils, puis sur le jeune homme qui venait de pencher son front haut et mat sur un livre de droit, le père laissa peser un regard de paternelle douceur.

Au bout d’un moment il se dirigea vers la table, prit place dans un fauteuil devant une écritoire et des feuilles de papier blanc sur lesquelles on remarquait une écriture brusque et inégale, difficile à lire, et pleine de ratures. Du Calvet était en train de préparer un mémoire sur les actes de l’administration du lieutenant-gouverneur Haldimand, qu’il voulait adresser au roi d’Angleterre, C’était peut-être d’une audace qui pouvait lui être funeste ; mais Du Calvet était un de ces hommes qui ne reculent devant rien lorsqu’il s’agit de défendre un patrimoine, un bien, une liberté, des droits qu’ils savent leur avoir été reconnus. Or Du Calvet prenait la défense de la population française du Canada.

Le jeune homme, bel enfant blond, délicat, avec un grand front mat sur lequel la pensée vigoureuse et active posait déjà son empreinte, et des yeux bleus, un peu sombres, au fond desquels se reflétait toute l’énergie farouche du père, étudiait des livres de droit. Après avoir complété à Montréal ses études préliminaires, il allait partir bientôt pour la France et l’Angleterre où il finirait de s’instruire dans les lois.

Du Calvet n’avait pas encore repris son travail interrompu par le repas du midi, que Mme  Du Calvet entra à son tour dans la bibliothèque.

C’était une femme d’allure très distinguée, sévère aussi, et également vieillie avant l’âge. De faible constitution, sa santé ne lui avait jamais permis de jouir comme tant d’autres femmes de son monde de la bonne existence que lui avait faite son époux. Maigre et pâle, elle conservait sans cesse un air souffreteux. Son sourire était toujours comme contraint. Sa voix était douce et agréable, ses yeux sans cesse pleins de reflets d’amour pour son enfant et son mari, et son geste était empreint d’une noble simplicité. Sa robe était de velours noir avec des garnitures de soie blanche, et ce noir lui donnait un aspect encore plus sévère.

Du Calvet allait reprendre sa plume lorsque sa femme entra. Il se ravisa aussitôt, se renvoya sur le dossier de son fauteuil, sourit tandis que Mme  Du Calvet prenait place dans une chaise-longue non loin de la cheminée, et dit d’une voix plutôt basse :

— Ma chère amie, comme je vous en ai dit un mot à table, je termine ce mémoire, et naturellement, je me demande avec quel esprit il sera reçu par le roi d’Angleterre. Rappelez-vous que j’y expose les grandes lignes d’une constitution civile et toute particulière pour la gouverne de notre pays.

— Cette constitution que vous rêvez, mon ami, est-elle bien contraire aux lois anglaises ? demanda Mme  Du Calvet.

— Contraire ?… Non pas, puisqu’elle est calquée sur ces lois mêmes. Mais elle comporte des nuances qui pourraient être mal saisies, en ce sens que cette constitution pourra s’appliquer aux deux éléments étrangers qui composent notre population, et que d’elle pourront dériver des lois susceptibles de s’adapter au caractère de chacun de ces deux éléments.

— Mais ce seront des lois qui ne pourront s’accorder si elles diffèrent dans leur application ; et comment ensuite les appliquer avec justice et discernement à un groupe d’habitants qui vivent sous une même administration ?

— Oh ! j’ai prévu le cas, ma chère amie. Cette constitution ne pourrait être possible et applicable qu’au seul cas où l’on diviserait le pays en deux administrations, ou si vous aimez mieux en deux provinces, dont l’une à majorité anglaise, l’autre à majorité française, et chaque province pourrait, sans s’écarter des principes de la constitution, élaborer et décréter des lois civiles propres au caractère ethnique de chaque groupe. Par là nous ferions disparaître les frictions, les colères et le chaos administratif au sein duquel nous nous débattons sans nous entendre et sans nous comprendre.

— Je découvre votre but, mon ami, sourit Mme  Du Calvet.

— N’est-ce pas ?… Vous voyez donc comment il serait possible par une telle constitution de gouverner notre race française par des lois sympathiques à sa mentalité. Nous reviendrions insensiblement aux lois françaises, notre race reprendrait sa vie et sa croissance en poursuivant le cours de ses coutumes, de sa langue, de ses institutions. Cette fois, notre législation nouvelle serait décrétée, non par des étrangers inaptes à