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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/187

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LES HABITS NOIRS

Lily lui tendit la main de nouveau, mais évita de répondre à sa question.

— Monsieur le marquis, dit-elle, je serais malvenue à élever l’ombre d’un doute sur ce que vous venez de m’apprendre, mais je suis mère et mon trésor est entre vos mains ; pardonnez-moi si j’attends avec quelque frayeur les conditions que, peut-être, vous voudrez m’imposer.

— Madame, répliqua Saladin avec une dignité de plus en plus marquée, ma vie entière répond à cette inquiétude. Je suis gentilhomme, il m’est pénible de vous le répéter, et à l’heure où j’épousais la pauvre orpheline, recueillie par moi sur la grande route, j’avais les moyens de donner à ma femme le pain de chaque jour et le respect de tous.

— Vous êtes un galant homme, monsieur le marquis, prononça doucement madame de Chaves, que dominait toujours une secrète préoccupation ; m’est-il permis de vous interroger ?

— Faites, madame, répliqua Saladin, cachant son trouble sous un redoublement de fierté.

Madame de Chaves sembla chercher ses paroles.

— Après tant d’années, dit-elle, tout change et rien ne reste de ce qui était l’enfant au berceau… rien…

Elle hésitait et tenait les yeux baissés. Si elle avait regardé Saladin en ce moment, elle aurait vu son masque immobile s’éclairer d’une soudaine lueur.

La question qui était sur les lèvres de madame de Chaves et qu’il devinait déjà était de celles qu’il avait notées.

Entre toutes les questions qu’il attendait c’était celle-là, très certainement, qui lui préparait la plus triomphante réponse.

Il garda le silence et madame de Chaves poursuivit avec effort :

— Votre tâche était deux fois difficile. Il ne s’agissait pas seulement de retrouver la mère, il fallait encore que la mère reconnût dans la belle jeune femme présentée par vous l’enfant qui marchait à peine… Avez-vous songé à cela ?

Ses yeux se relevèrent lentement ; ceux de Saladin étaient fixés sur elle.

— J’y ai songé, répondit-il.

— Et le moyen d’arriver à cette reconnaissance, vous l’aviez ?

— Si je ne l’avais pas eu, répondit Saladin, je n’aurais même pas risqué les premiers pas sur cette route hérissée d’obstacles.

Une vive rougeur couvrait les joues et le front de madame de Chaves.

— Dites, fit-elle, oh ! dites, je vous en prie !

— Pourquoi le dire, répondit Saladin, de plus en plus impassible, puisque vous le savez aussi bien que moi ?

— Je veux que vous parliez ? s’écria la duchesse avec force. Tout dépend du mot que vous allez prononcer !

Elle retenait son souffle pour écouter mieux. Saladin sembla jouir un instant de ce grand trouble qui la mettait à sa merci, puis il prononça lentement :

— Dieu l’avait marquée, madame.

— Ah !… fit la duchesse en un cri éclatant.

Saladin poursuivit :

— Il n’y avait que moi près d’elle, quand je la relevai blessée, presque mourante. Je dus remplir tous les devoirs d’un homme de l’art et donner