Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/274

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On eût dit qu’ils avaient opéré un échange, et qu’ils y avaient perdu tous les deux.

Ils étaient là dans leur centre, les deux charmants garçons. Les femmes sans préjugés les appelaient par leurs noms, ce dont ils étaient bien fiers. Ils fascinaient les petits commis, déguisés en seigneurs du temps de Louis XIII.

Autour d’eux le bal s’agitait.

Les peureux s’essayaient timidement à quelque bonne fortune de hasard et perdaient leurs gauches compliments dans la cohue ; les téméraires offraient leur cœur et souper à toute venante ; les provinciaux faisaient du bruit et prenaient le menton des femmes laides, ce qui est encore intriguer ; les experts voyaient sous le masque et choisissaient.

L’amour était le sujet de toutes les conversa tiens courtes ou longues ; on se jetait des cœurs à la tête ; tout homme était conquérant, toute femme était aimée. Il allait falloir des flots de Champagne pour éteindre cet incendie.

Il y a de tout à ces bals de nos grands théâtres, et c’est là le piquant. Les classes fashionables y sont, comme chacun sait, fort amplement représentées ; les classes moyennes y envoient des députés innombrables ; la boutique s’y pavane ; l’échoppe s’y glisse, et plus d’un billet tombe des hauteurs du salon jusqu’au fond de la loge qui en profite.

Telle duchesse, égarée dans ce paradis banal, est éclipsée par la fille de son suisse, et surprend M. le duc, intrigant chaudement sa propre camériste, qui est une femme libre.

Depuis tant de siècles, le carnaval n’a point dérogé à sa folle origine. C’est bien toujours la saturnale antique qui fait les valets maîtres et les maîtres esclaves.

Cette nuit, l’Opéra-Comique n’avait point de rival ; l’Académie royale de musique se reposait de sa fête de la veille. Peur trouver un autre bal, les fidèles de la mazurka eussent été obligés de descendre jusqu’aux latitudes ultra-bourgeoises de l’Ambigu, ou d’affronter les abords mal connus de l’Odéon. La salle était comble ; on se ballait à la porte. De mémoire de sergent de ville, on ne se souvenait point d’avoir vu pareille presse. Pour rencontrer un terme de comparaison, il fallait remonter jusqu’à ces nuits magiques où le théâtre de la Renaissance, encombré de velours et d’or,