Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/404

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conseil… Depuis lors, je les ai revus, à quatre ou cinq reprises différentes, et je dois dire que leur présence, bien qu’ils fussent pauvres et persécutés, m’apporta toujours une consolation ou un secours… Ce sont de dignes cœurs, mon fils, je le proclame ; et pourtant, je les accueillais froidement… S’ils n’étaient point venus jeter leurs idées folles dans l’esprit de votre père, ce malheureux voyage n’aurait point eu lieu, et Raymond serait peut-être là, entre nous deux, à l’heure où je vous parle… Je ne sais si ma froideur les blessa, mais depuis bien longtemps ils ne sont pas revenus.

Les paroles de madame d’Audemer produisaient sur Julien un effet qu’elle ne pouvait point attendre. Ce portrait qu’elle faisait des trois bâtards, afin de motiver sa froideur, inspirait au jeune homme une croissante sympathie. Il avait entendu parler bien des fois de ses parents inconnus et malheureux, qui subissaient fatalement le double tort de leur naissance, comme bâtards et comme fils d’un proscrit ; mais jamais il n’avait écouté leur histoire avec tant d’intérêt qu’aujourd’hui.

— D’où vient que je ne les ai jamais vus, depuis la mort de mon père ? demanda-t-il.

— Vous étiez au collège, répondit la vicomtesse, et, s’il faut l’avouer, je m’arrangeais pour qu’ils ne vous rencontrassent point à la maison, parce que je craignais leur influence sur votre jeune cœur… Comprenez-moi bien, mon cher enfant, ils sont incapables de nuire avec connaissance de cause ; mais ils se jettent à corps perdu dans toutes les entreprises téméraires ; le danger semble les attirer ; ils ont ces croyances politiques qui perdirent le malheureux comte Ulrich, votre aïeul… Pauvres comme ils l’étaient, et ne sachant pas bien souvent où ils reposeraient leur tête, n’allez pas croire qu’ils s’occupaient d’eux-mêmes et qu’ils avaient l’idée de se livrer à un travail lucratif !… Ils se mêlaient aux luttes sourdes qui agitent l’Allemagne ; ils combattaient comme de vrais chevaliers errants contre de prétendus ennemis de notre famille, des fantômes !…

— Et que font-ils maintenant ? demanda Julien.

— Vous n’avez point su cela, répliqua la vicomtesse, parce que vous étiez en mer… Leur conduite extravagante a enfin porté ses fruits… et je tremble en songeant que, si je vous avais remis entre leurs mains, autrefois, vous auriez pu suivre leurs traces.