Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/611

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ferait un joli affurt[1]… mais ce n’est pas avec vous que je voudrais jouer l’harnache[2] ma chère madame… vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Joséphine Batailleur est une honnête femme, qui ne vous ferait pas seulement tort d’une croix[3].

Sara mit sa petite main gantée dans la main rouge et large de la marchande.

— Je vous crois, ma bonne amie, dit-elle.

— Ah ! mais, reprit madame Batailleur en s’échauffant, vous chercheriez longtemps dans le marché, sans trouver ma pareille, voyez-vous bien !… rien dans les mains, rien dans les poches !… je fais mon affaire comme il faut, et je n’ai pas peur des mauvaises langues, ah mais !…

— Ma bonne Batailleur !… voulait dire Petite…

Vous avez rencontré souvent de ces gens qui s’enflamment, des qu’on ne les contredit point ; le plus souvent ces personnes entêtées boivent du vin bleu dans des bouteilles mesurant litre ; elles professent pour le gloria une estime raisonnée. Elles sont sourdes et aveugles ; vous avez beau abonder dans leur sens, elles vous écrasent de leurs absurdes colères.

Madame Batailleur était sujette à ce travers, après le café. Elle avait raison, du reste, de vanter son honnêteté vis-à-vis de Petite ; car il ne lui était jamais venu à l’idée d’abuser des intérêts considérables qu’elle tenait entre ses mains. C’était une créature perdue de vices, mais gardant une sorte de probité relative.

Ses pareils abondent sur le pavé de Paris. Ils naissent on ne sait où ; ils croissent dans les ténèbres fangeuses et ignorées qui sont tout en bas de l’échelle sociale. Le hasard fait leur éducation : le premier vent qui les touche est imprégné de corruption et de misère. Ceux qui les entourent souffrent et blasphèment ; ils n’ont jamais entendu le nom de Dieu que dans les jurements hideux de l’ivresse.

Pour certaines gens, les règles de la morale humaine remplacent le frein salutaire de la religion ; ils ignorent, eux, aussi bien l’une que l’autre ; personne ne sut leur dire : « Ceci est bon, et cela est mauvais. »

  1. Bénéfice.
  2. Harnacher ou jouer l’harnache ; tromper, duper.
  3. Six francs.