Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/613

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de son grabat, et qui meurt millionnaire, couché dans ses haillons…

Les agents d’affaires qui traitaient avec madame Batailleur songeaient à ces mille bruits qui courent sur le Temple, et l’envie leur prenait peut-être de se faire marchand de guenilles.

Ce n’était pas une sinécure que l’emploi de factotum auprès de madame de Laurens. Il y avait beaucoup à faire. Batailleur était d’ailleurs la femme qu’il fallait pour cela. Elle avait une activité infatigable ; elle menait de front ses propres affaires et celles de Petite, et ne laissait jamais rien en souffrance. Sara la payait bien ; Batailleur remplissait admirablement sa tâche, et tenait ses comptes avec une exactitude au-dessus de tout éloge.

Elle voyait les agents ; elle voyait les courtiers ; elle stationnait souvent parmi ce groupe de femmes à visages avides qui assiègent la grille de la Bourse et convoitent de loin les délices prohibées de l’agiotage. Elle donnait les ordres et passait les contrats. Elle était suffisamment assidue à sa boutique du Temple, et le soir elle tenait une maison de jeu.

Tout cela ne l’empêchait point de dîner à son aise et de prendre son gloria, les coudes sur la nappe, avec toute la lenteur désirable.

C’était une maîtresse-femme, qui avait du temps pour tout et que rien n’étonnait.

— À la bonne heure, ma chère dame, à la bonne heure ! dit-elle, quand Petite fut parvenue à la calmer. — J’ai eu tort de prendre la mouche, car ça m’a donné mal à la tête, et je vais être obligée de me servir un verre de quelque chose pour me remettre… Mais aussi est-il possible de voir les gens se plaindre quand ils ont tant de bonheur !… Que vous faut-il donc de plus ?… vous ne pourrez jamais dépenser tout ce que vous avez !…

Petite poussa un gros soupir et se donna une physionomie émue.

— Si c’était pour moi, ma bonne Batailleur, murmura-t-elle, — je ne prendrais pas tant de peine ; mais ne vous ai-je pas dit vingt fois !…

— Quarante fois, ma chère madame, interrompit la marchande, — cinquante fois, si vous voulez !… ça, c’est un fait !… la petite fille, n’est-ce pas ?…

— Judith !… balbutia Sara.