Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/802

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Ils avaient longé la rue Percée et arrivaient sur la place de la Rotonde. L’Éléphant, les Deux-Lions et les autres cabarets étaient fermés.

Polyte, par un geste qui lui était familier, mit sa main dans le gousset de son gilet.

— Si la pièce de cinq francs ne manquait pas, poursuivit-il, je sais bien où nous trouverions notre affaire… Et j’aimerais assez ça, étant agoni de raisons par mon portier chaque fois que je rentre après minuit… Il y a les Quatre Fils Aymon, où la mère Taburot laisse toujours un petit bout de porte ouverte pour les connaissances… Mais la pièce de cent sous !

Polyte s’interrompit et poussa un cri de joie ; ses doigts venaient de rencontrer, tout au fond de sa poche, le louis d’or ramassé auprès de la table du lansquenet.

— Voilà de quoi payer les violons ! s’écria-t-il en gambadant sur le pavé ; vive la joie, petit Jean ! Je te fais la politesse d’une noce en grand, avec pâté, vin blanc, saucisson et punch au rhum pour dessert… nous allons nous soigner comme il faut et boire jusqu’à demain matin.

Jean restait immobile.

— Boire ! répéta-t-il en se parlant à lui-même ; le vieux Fritz dit toujours qu’il boit pour oublier… est-ce vrai que quand on est ivre on ne se souvient plus !

— Ah çà, dit Polyte stupéfait, est-ce que tu ne t’es jamais grisé, petit Jean ?

— Jamais… Il y a si longtemps que nous sommes pauvres !

— Eh bien ! mon fils, s’écria Polyte, je vais t’initier à cet agrément de la vie… Quand on a du chagrin, vois-tu, il n’y a que cela de bon… Ça vous berce : on se croit propriétaire ; on ne changerait pas de sort avec un rentier ! Ah ! dame ! c’est un joli état !

— Mais est-ce vrai qu’on oublie tout ?

— Tout !… commença Polyte, qui allait improviser une description poétique de l’ivresse.

Jean l’interrompit en lui saisissant le bras.

— Alors, dit-il, allons boire !

Polyte ne demandait pas mieux. Quelques secondes après, les deux