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XXVII
LA PREMIÈRE BÉCHAMELLE.


Ce jour-là, Antinoüs Béchameil, marquis de Nointel, avait résolu de frapper un coup décisif sur le cœur de sa belle inhumaine ; c’était ainsi qu’il appelait mademoiselle de Vaunoy. Il ne dormit guère que deux heures après son déjeuner, et gagna ensuite en toute hâte les cuisines du château de la Tremlays, où il demanda le chef à grands cris.

Béchameil se trouvait chez M. de Vaunoy en voisin et sans cérémonie. Ce fut réel dommage pour lui en cette circonstance importante, car, privé des précieux conseils du juif Salomon Bador, son cuisinier, dont les Mémoires du temps parlent avec estime, il dut faire ressource uniquement sur les inspirations de son propre génie. Heureusement, son génie était particulièrement fertile en tout ce qui concerne la cuisine, et ses ennemis les plus acharnés ne peuvent méconnaître cette vérité : que la nature l’avait doué de dispositions fort éclatantes, et que cet intendant royal possédait moralement tout ce qu’il faut pour faire un marmiton de choix.

Il n’est personne qui ne désire se montrer avec tous ses avantages aux yeux de celle qu’il aime. Béchameil n’avait point de rayons pour incendier ses maîtresses à l’instar de Jupiter ; son plumage, fort ordinaire, ne lui permettait pas de faire la roue, et il se rendait d’assez bonne foi justice à l’égard de son éloquence. À ces causes, quittant les routes battues de la galanterie vulgaire, il résolut de séduire mademoiselle de Vaunoy définitivement et d’un seul coup, à l’aide d’un blanc-manger du plus parfait mérite, blanc-manger exquis, original, nouveau, dont Alix goûterait la première, et qui garderait le nom de cette belle personne, afin de l’immortaliser dans les siècles futurs.

Ovide, Raphaël, Pétrarque, Titien, Léonard de Vinci, sans parler d’une foule d’autres amants célèbres, rendirent le même service à leurs maîtresses respectives.

Il ne faut pas croire que M. le marquis de Nointel fût descendu aux cuisines de la Tremlays avec un projet vague et mal arrêté. Son blanc-manger était dans sa tête, complet et tout d’un bloc. Il n’y manquait ni un scrupule de muscade, ni une pointe de girofle, ni un atome de cannelle. Les poètes dramatiques, nous parlons des moins sifflés, ne coordonnent jamais avec tant d’art le plan d’un chef-d’œuvre, que M. de Béchaimeil, le plan de son suprême. Aussi, disons-le tout de suite, le plat de l’intendant royal