Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/248

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prétendaient savoir dépenser leur argent quand il le fallait. L’occasion ne pouvait être meilleure, puisqu’il s’agissait de fêter un ami de la campagne, retrouvé inopinément au coin d’une rue, quelque temps auparavant, et qui, depuis cette heureuse rencontre, revenait bien souvent en ville revoir les anciens camarades dont il avait été si longtemps séparé.

Aussitôt que quelqu’un faisait mine de donner le signal du départ, un autre se récriait et réclamait l’honneur de faire servir. Les six avaient déjà payé la traite ; il était entendu qu’on s’en irait après cela ; mais sans y prendre garde, on avait recommencé la tournée : impossible de ne la pas finir.

Sur un banc couvert d’un épais tapis, vis-à-vis le comptoir, un homme à figure cramoisie était étendu de tout son long. Son nez marquait l’apoplexie. Chaque jour, il venait là faire sa sieste. Parfois, les habitués ou des jeunes gens désireux de se former sous un maître expérimente, le réveillaient pour trinquer. En un instant, il était sur pied et sa soif était prête.

Duport, Martel et Blandy s’attablèrent dans un coin isolé du restaurant. Duport commanda la consommation : il se fit apporter de l’eau-de-vie ; Martel, qui n’était encore qu’un élève, demanda de la bière ; enfin Blandy, qui ne trinquait que par politesse se contenta d’un verre de sherry.

La conversation retomba sur les héroïnes de la séance à laquelle ils venaient d’assister. Duport et Martel tenaient pour Mademoiselle Aubé, Blandy pour Mademoiselle Perret :

— Mademoiselle Aubé est charmante, je l’admets, dit le docteur ; c’est la beauté en personne et je m’incline devant cette idole de vos cœurs. Je vais plus loin encore ; je ferai comme vous, je l’aimerai et je le lui dirai. Mais après ? Si, par hasard, elle préfère mes hommages aux vôtres et mon art à votre talent, l’épouserai-je ? Pousserai-je la passion jusqu’à l’enlever du second étage — au-dessus du magasin de son père — ou elle demeure, pour l’installer dans une maison à son choix, rue Sherbrooke ou rue St. Denis, et lui donner là