Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses généreux abonnés, se fait expédier, chaque nuit, cinq ou six colonnes d’éloquence parlementaire, qu’il faut bon gré mal gré consommer avant d’écrire son article éditorial.

Ce n’est pas tout. À peine le journaliste a-t-il commencé à tracer, de cette écriture relâchée particulière aux improvisateurs de la plume, sur une demi-feuille de papier fourni par l’État, ces mots, début obligé de tout article bien senti, (littérature ministérielle) : « Le ministère fort et puissant qui nous gouverne, » ou ceux-ci (style d’opposition) : « L’odieuse coterie qui nous tyrannise, » que l’on frappe à sa porte. Il se retourne avec l’impatience d’un écrivain que l’on arrête au milieu d’une phrase dont il a peur d’oublier la fin.

Un visiteur, dont la démarche trahit un embarras contenu, s’offre à sa vue. Une odeur de manuscrit trop longtemps retenu sous enveloppe, se répand à l’instant dans la chambre. Le journaliste flaire une correspondance déjà refusée par plusieurs journaux. L’inconnu dévoile l’objet de sa visite. Il a à se plaindre du maire de son village, et il voudrait, sous le voile de l’anonyme, en tirer une vengeance éclatante. Il est bien entendu que, dans aucun cas, son nom ne sera connu ; car ce serait l’exposer aux représailles ; et l’on comprend facilement que, s’il donne des coups, ce n’est pas pour en recevoir.

Vous faites remarquer à cet inconnu qu’il vous est impossible de lui accorder ce qu’il vous demande : la presse n’étant point une arène destinée aux querelles particulières. Il s’étonne ; puis se fâche. À quoi bon les journaux s’ils ne révèlent pas toutes les injustices, s’ils ne vengent pas l’innocence opprimée ? Il vous soupçonne d’être vendu au maire.

— C’est parce que vous avez peur de perdre son abonnement, s’écrie-t-il. Eh bien ! vous n’y gagnerez rien, je renvoie le mien.

L’esprit attristé par le regret que laisse toujours la perte d’un abonné, le journaliste reprend son article :