Page:Fabre - Souvenirs entomologiques, première série, 1916.djvu/153

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de joie, ne soupçonnant pas l’amer déboire qui m’attendait.

Pourvu que j’arrive à temps, pourvu que le Sphex soit encore occupé au charroi de sa pièce ! Béni soit le ciel ! tout me favorise. L’Hyménoptère est encore assez loin du terrier et traîne toujours sa victime. Avec des pinces, je tiraille doucement celle-ci par derrière. Le chasseur résiste, s’acharne aux antennes et ne veut lâcher prise. Je tire plus fort, jusqu’à faire reculer le voiturier ; rien n’y fait : le Sphex ne démord pas. J’avais sur moi de fins ciseaux, faisant partie de ma petite trousse entomologique. J’en fais usage, et d’un coup promptement donné, je coupe les cordons de l’attelage, les longues antennes de l’Éphippigère. Le Sphex va toujours de l’avant, mais bientôt s’arrête surpris de la soudaine diminution du poids que vient de subir le fardeau traîné. Ce fardeau, en effet, se réduit pour lui maintenant aux seules antennes, détachées par mes malicieux artifices. Le faix réel, l’insecte lourd et ventru, est resté en arrière, aussitôt remplacé par ma pièce vivante. L’Hyménoptère se retourne, lâche les cordons que rien ne suit et revient sur ses pas. Le voilà face à face avec la proie substituée à la sienne. Il l’examine, en fait le tour avec une méfiante circonspection, puis s’arrête, se mouille la patte de salive et se met à se laver les yeux. En cette posture de méditation, lui passerait-il dans l’intellect quelque chose comme ceci : « Ah çà ! est-ce que je veille, est-ce que je dors ? Y vois-je clair ou non ? Cette affaire-là n’est pas la mienne. De qui, de quoi suis-je dupe ici ? » Toujours est-il que le Sphex ne s’empresse guère de porter les mandibules sur ma proie. Il s’en tient à distance et ne témoigne la moindre velléité de la saisir. Pour l’exciter, du bout des doigts je lui présente l’insecte, je lui mets presque les antennes sous la dent. Son audacieuse familiarité m’est connue : je sais qu’il vient prendre, sans hésitation