Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/135

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temps et sur lesquelles ce poëme était inscrit. La nature de son sujet leur semble encore un puissant motif de croire à son antériorité. On peut leur répondre premièrement que l’existence du poëme des Travaux et des Jours, tracé sur des lames de plomb, ne saurait indiquer la date de sa composition, attendu que, composé sans le secours de l’écriture, il n’a eu besoin que plus tard de chercher en elle un appui plus durable que les chants des rapsodes et la mémoire des peuples ; en second lieu, qu’il doit se rattacher à une époque où la civilisation avait altéré déjà la foi naïve et les mœurs simples des premiers âges, puisqu’il nous montre presque partout l’équité aux prises avec l’intérêt, la paresse en opposition avec la nécessité du travail, des pratiques de religion minutieuses et puériles succédant à l’ardeur et à la sainteté des vieilles croyances, une poésie qui cherche à moraliser et à convaincre au lieu de raconter et d’émouvoir. Toutefois nous sommes loin de prétendre qu’il soit postérieur à la Théogonie. Autant qu’il est permis de le conjecturer dans une question d’une si haute antiquité, ces deux poëmes nous semblent contemporains.

L’authenticité de la Théogonie a été révoquée en doute, et le scepticisme à cet égard s’est appuyé du récit de Pausanias, qui rapporte (Béotie, ch. 31) que les Béotiens, voisins de l’Hélicon, assuraient qu’Hésiode n’avait composé d’autre poëme que celui des Travaux et des Jours. Mais on ne doit pas oublier que Pausanias parle d’une autre opinion qui lui attribuait un grand nombre d’ouvrages, parmi lesquels se trouve la Théogonie. D’ailleurs, si nous ajoutons foi au témoignage d’Hérodote, de Platon, d’Aristote, d’Eratosthène, d’Acusilaüs, de Pythagore, de Démosthène de Thrace, d’Agatharchide de Cnide, de Manilius, de Xénophane de Colophon, de Zénon le stoïcien, de Chrysippe, du grammairien Aristonicus, de Zénodote et d’autres savans de l’école alexandrine, nous sommes en droit de regarder la Théogonie comme l’œuvre légitime du chantre béotien. Devons-nous pour cela penser qu’elle ait franchi un intervalle de plus de deux mille six cents ans sans additions, sans pertes, sans changemens ? Non : il en est d’Hésiode comme d’Homère : les rhapsodes ont mis la main dans ses œuvres. La Théogonie, qui n’a pas plus été écrite que l’Iliade, quoiqu’elle lui soit postérieure, présente encore plus d’empreintes d’un travail étranger. En considérant l’ensemble et les détails du poëme, la série de ces fables, souvent décousues ou maladroitement liées, la manière diverse et inégale d’exagérer les faits ; là d’oiseuses répétitions, ici des lacunes ou des contradictions frappantes, on ne peut s’empêcher de convenir que nous ne possédons qu’un monument incomplet, qu’un poëme conforme sans doute pour le fond, mais dissemblable en beaucoup de parties à celui qui est sorti pour la première fois de la bouche inspirée du poëte. Un sujet si religieux, si populaire, célébré par tant de chantres, semblait provoquer naturellement l’insertion de ces nombreux fragmens qui l’ont amplifié. La plus grande partie des interpolations remonte probablement à une époque très-ancienne. Depuis les rhapsodes, qui chantaient la Théogonie de ville en ville, jusqu’aux critiques de l’école d’Alexandrie, comme Cratès, Aristarque, Zénodote et d’autres, qui s’occupèrent de la révision de son texte, combien d’altérations successives n’a-t-elle pas dû éprouver ! Examinons-la toutefois telle qu’elle nous est parvenue.

D’abord on ne saurait douter que la Théogonie n’ait été précédée de plusieurs ouvrages de la même nature, bien que, pour montrer dans Homère et dans Hésiode les fondateurs de la mythologie grecque, on ait souvent cité ce passage d’Hérodote (liv. 2, c. 53) : « D’où chacun des dieux est-il venu ? Tous ont-ils existé de tout temps ? Quelles étaient leurs formes diverses ? Les Grecs ne le savent que depuis hier, pour ainsi dire, car je ne crois pas qu’Hésiode et Homère aient vécu plus de quatre cents ans avant moi. Ce sont eux qui ont été les auteurs de la théogonie des Grecs, qui ont donné des surnoms aux dieux, partagé entre eux les honneurs et les inventions des arts et décrit leurs figures. » Hérodote sans doute a voulu dire qu’Homère et Hésiode furent au nombre des premiers poëtes qui chantèrent la religion grecque et dont les œuvres leur survécurent : il n’ignorait pas que cette religion existait bien longtemps avant eux. Homère et Hésiode ont pu greffer quelques rameaux sur l’arbre des anciens dogmes ; mais, quel que fût l’ascendant de leur génie, ils n’ont pu implanter brusquement sur le sol de la Grèce une mythologie toute nouvelle. Hésiode n’a donc point inventé de théogonie ; sa voix n’a été que l’écho des croyances populaires. Avant lui la poésie grecque avait enveloppé de ses formes sévères des pensées mystiques, comme les oracles, ou liturgiques, comme les lois des initiations et des purifications. L’école orphique est la source où il paraît avoir puisé le plus abondamment : plusieurs chantres de cette école et d’autres encore ont pu lui servir de modèles. Pausanias rapporte (Béotie, c. 27) que Olen de Lycie composa pour les Grecs les plus anciens hymnes connus et qu’il inventa les vers hexamètres (Phocide, c. 5). Pamphus, suivant Philostrate (in Heroicis), célébra le premier les Grâces et consacra un hymne à Jupiter. Musée, d’après Diogène de Laerte, fut l’auteur d’une Théogonie, quoique Pausanias (Attique, ch. 22) ne reconnaisse comme son seul ouvrage légitime qu’un hymne pour les Lycomèdes en l’honneur de Cérès, dont Homère et Hésiode, selon Clément d’Alexandrie (Stromates, liv. 6), ont imité quelques passages. Mélampe passe pour avoir expliqué en vers les mystères de Bacchus. Les combats des dieux contre les Titans servirent aussi de sujets à beaucoup de poëmes, parce qu’ils offraient la per-