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mides, qui, de temps immémorial, apprenait par cœur des poëmes d’Orphée et les chantait dans la célébration des mystères[1]. C’était à quelques égards les Lévites des Hébreux, qui veillaient à la conservation du Pentateuque.

Il y a donc eu un Orphée qui a rempli la terre entière de son nom, et ce nom n’est ni une dérivation étymologique des langues orientales, ni la froide copie d’un héros, ni une vaine allégorie.

L’opinion de la non-existence d’Orphée avait fait si peu de fortune parmi les anciens qu’il s’en est trouvé qui, ne pouvant expliquer par un seul individu toutes les merveilles de la vie de cet homme célèbre, l’ont partagé en trois. L’exemple en avait été donné antérieurement par rapport à Hercule et au grand Jupiter. C’est un moyen très-commode de multiplier la racedes héros, lorsque la nature semble s’épuiser à en organiser un dans l’espace de plusieurs siècles.

C’est ainsi que Suidas distingue l’Orphée de Thrace d’un Orphée de Crotone, patrie de l’athlète Milon, et c’est à ce dernier qu’il fait honneur du poëme des Argonautes[2].

Pausanias, de son côté, en suppose un né en Égypte[3] ; ce qui achève d’altérer sur ce point les sources de l’histoire.

Une critique sage fait pressentir que l’Orphée de Pausanias n’est pas différent du législateur de la Thrace et de l’époux d’Eurydice. Nous avons vu qu’avant de civiliser ses concitoyens, il avait fait un voyage en Égypte pour s’y instruire des élémens des sciences, gravés en hiéroglyphes sur les pyramides. Or les Égyptiens ont eu la manie de tous les peuples anciens qui ont eu le bonheur d’avoir un siècle de lumières : ils ont adopté les héros étrangers qui venaient leur rendre hommage, et bâti sur cette chimère de l’amour-propre leur généalogie nationale. Si Pausanias avait été aussi patriote que les prêtres de Thèbes ou de Memphis, il aurait revendiqué un héros presque indigène, qui n’avait ni par son nom, ni par sa vie, et encore moins par ses écrits, aucun point de contact avec les esclaves des Pharaons.

Je serais tenté de n’être pas tout-à-fait si sévère par rapport aux deux Orphées de Suidas : non que ce lexicographe du onzième siècle ait beaucoup d’autorité en raison et en histoire ; mais il a travaillé sur des mémoires anciens, et en particulier sur ceux d’un annaliste de son nom, dont Strabon faisait quelque cas, ainsi que le scoliaste d’Apollonius de Rhodes et Étienne de Byzance[4]. Il a donc pu avoir une garantie près de la postérité, que son nom seul ne présente pas ; mais j’ai un motif bien plus puissant encore pour croire que la grande célébrité d’Orphée a pu être partagée entre deux personnages, séparés par un intervalle de temps que la chronologie vulgaire ne peut calculer : et ce motif, que je ne tarderai pas à faire valoir, je crois l’entrevoir dans un examen approfondi de la géographie du poëme des Argonautes.

Je ne ferai qu’indiquer en ce moment ce grand trait de lumière, qui aurait éclairer d’autres critiques célèbres, plus faits que moi pour le faire valoir ; la place naturelle de cette discussion est à la fin de ce mémoire, quand, n’ayant plus rien à dire sur la personne d’Orphée, je m’occuperai à porter l’analyse sur le plus brillant de ses ouvrages.

Orphée, suivant un manuscrit grec antique, interprété par Constantin Lascaris, naquit soixante-dix-sept ans avant le commencement de la guerre de Troie ; Egée régnait alors dans Athènes, et Laomédon dans Troie[5]. C’était à l’époque de la fin des douze travaux de l’Hercule de Thèbes, et quinze avant la naissance de ce Thésée, que le héros devait accompagner dans la fameuse expédition des Argonautes.

Il ne faut point s’amuser ici à réfuter Pindare, qui fait naître cet homme célèbre de la muse Calliope[6], ni Hygin, qui lui donne Apollon pour père[7]. Cette généalogie céleste est évidemment une allégorie, pour désigner le grand nom qu’il s’est fait par ses poëmes. Diodore, moins enthousiaste, et par conséquent plus vrai, le fait fils d’un Æagrius ou Æagre, roi de la Thrace méridionale ; opinion qui mérite d’autant plus notre assentiment, qu’Orphée lui-même, ou son disciple Onomacrite, le dit dans son poëme des Argonautes[8]. Cet Æagre, comme on s’en doute bien, n’était pas un monarque à la manière des Xerxès et des Ninyas ; on pourrait le comparer aux Caciques sans couronne du nouveau monde, vers le temps de sa conquête : car les Thraces, à cette époque, sortaient à peine du chaos de la barbarie, et on les accusait d’être anthropophages[9].

Orphée, appelé à gouverner des hommes qui se mangeaient entre eux, sentit qu’il fallait les refondre en les jetant dans le creuset de la nature. Telle est l’origine de son fameux système diététique, des merveilles qu’il parut opérer avec l’harmonie, du culte tutélaire qu’il donna aux Thraces, de ses écrits philanthropiques et de ses voyages.

Modeste comme le sont tous les hommes de génie, qui ont d’autant plus de défiance de leurs lumières,

  1. Strabon. Rerum geographicar, edente Welters, grec. et lat. Amstelod, 1707, in-fol., 2 vol., t. Ier, lib. 7.
    Scholiast Apollonii Rhodii, ad lib. 1, 535.
    Stephan. Byzant. de Urbibus, edente Berkeley, Lugd. batavor, 1688, in-fol., in voce Amuros.
  2. Suidæ Lexicon. t. Ier, au mot Eudocia.
  3. In Beot.
  4. Eleat, cap.20.
  5. Marmor. Taurin., t. Ier, p. 107. Cette opinion offre plus de probabilité que celle d’Eusèbe, qui le place à l’an 750 depuis Abraham, Euseb. Cyronic. Hyeronimo interpret.
  6. Pythic. 1.
  7. Lib. 14.
  8. Voyez Constantin Lascaris, Marmor. Taurinens., t. Ier, loc. cit.
  9. Il y avait encore de ces hordes d’anthropophages près le Pont-Euxin du temps d’Aristote. Politic. lib. 8.